Critique « Nanette » de Hannah Gadsby (Netflix) : superbe plaidoyer contre la comédie

0
662

Que le titre ne vous induise pas en erreur. C’est bien d’un spectacle d’humour dont il est question ici. Sauf que Nanette n’est pas un seul-en-scène comme les autres. Sous ce titre désuet, Hannah Gadsby cache en réalité une intelligente tribune contre la comédie. Mais quelle curieuse idée d’utiliser le stand up pour diffuser un tel message, nous direz-vous. Et bien, vous savez quoi ? Vous avez raison. C’est étrange. Cependant, en peinture comme au théâtre, il faut savoir s’affranchir des règles pour innover et pourquoi pas, marquer son temps. 

C’est en effet une idée peu commune qu’a eu Hannah Gadsby. Faire le procès de l’humour en plein one woman show. Il fallait oser. Cette comédienne inconnue au bataillon (à moins que vous ne regardiez Please Like Me) nous vient tout droit de Tasmanie. Pour ceux qui, comme nous, auraient du mal à situer cet état sur le globe, il s’agit du bout de terre détaché au sud de l’Australie (cf carte). C’est donc avec un accent typique tasmanien, bien prononcé (et potentiellement incompréhensible) que s’exprime la stand-upeuse. 

Carte Tasmanie

Une adolescence difficile

Il faut également savoir que la Tasmanie est un état extrêmement conservateur. Gadsby est née en plein cœur de la Bible Belt. Un coin particulièrement porté sur la religion catho. Cet environnement bigot a évidemment influencé l’enfance de la jeune femme qui a grandi dans un monde où l’homosexualité était considéré comme un crime jusqu’en 1997. Oui, vous avez bien lu. Mille neuf cent quatre-vingt-dix-sept. C’était il y a tout juste 20 ans. Pas si longtemps que ça, hein. 

Dans les années 1990, au moment même où la région toute entière était tiraillée par l’idée ou non de légaliser les relations de même sexe, Hannah Gadsby découvre qu’elle est attirée par les femmes. Vous comprendrez donc aisément la position délicate dans laquelle la pauvre enfant a pu se retrouver pendant son adolescence. Pas facile facile de trouver sa place dans ces conditions.

« Il est dangereux d’être différent »

Différente, honteuse et dotée d’une carrure masculine qui lui vaudra quelques situations inconfortables, Gasby décide d’en tirer profit et construit sa carrière autour de l’autodérision. Une manière pour elle d’extérioriser ce mal être avec lequel elle a dû se construire.

Gadsby at home

Une humoriste à part

Le début du spectacle ne déroge pas à la règle. Un peu à la manière de ces artistes qui se moquent de leur surpoids ou de leur physique ingrat. Jusque là rien de bien nouveau. Les blagues vont bon train, les punchlines s’enchaînent. Elle nous met très vite à l’aise. On passe un bon moment.

Pourtant, Gadsby n’a pas le profil classique du bout-en-train. L’humoriste reste calme, prend très peu de place sur scène, se permet de temps en temps quelques petits rires discrets. On a peu l’habitude de voir des profils réservés dans ce type de spectacle. Mais sous cet air faussement timide, la personnalité de la comédienne se dévoile peu à peu au fil de l’eau. Gadsby dégaine à une allure folle des pics d’une rare violence. Cette répartie à la Bree Van de Kamp fait son petit effet. Elle frappe fort et juste. Là où ça fait mal.

Tout le monde en prend pour son grade : les personnes qui la prennent pour un homme et qui se confondent en excuses, les lesbiennes qui lui reprochent de ne pas assez parler d’homosexualité, les hommes blancs qui se vexent à la moindre moquerie… Picasso, Allen et Polansky, ces héros du 20ème siècle (LOL) auront eux aussi droit à leur moment de gloire.

Gadsby Netflix

Un récit parfaitement construit

Au fur et à mesure, le show devient de plus en plus engagé. Les punchlines plus acerbes. Le ton plus soutenu aussi. Gadsby finit même par s’emporter. Ce qu’elle raconte sort tout droit de ses tripes, ça se voit, ça se sent. Une colère enfouie au fond d’elle pendant beaucoup trop longtemps. On ressent les années de frustration et de rejet derrière. C’est un cri du cœur que l’on entend, et pourtant, la comédienne ne commet aucun faux pas. Surtout pas celui de céder à l’appel de la haine. Elle reste toujours bienveillante et prend soin d’expliquer en quoi les injustices de ce monde sont lourdes de conséquence pour ceux qui les subissent. Et en particulier à ceux qui n’ont jamais vécu ce genre de discriminations et qui se sentent visés aujourd’hui que les voix s’élèvent.

Touchant et frappant à la fois, le spectacle est soutenu par une écriture sans faille. On a l’impression de papoter avec une amie, la discussion pouvant prendre plusieurs directions selon les envies. Pourtant Gadsby retombe systématiquement sur ses pattes, sachant exactement où elle veut emmener son public. 

Gadsby, ou l’acte manquant

Mais alors pourquoi annoncer en plein stand up qu’elle souhaite quitter la comédie ? Surtout après nous avoir prouvé son incroyable talent pour l’humour ? Le paradoxe joue ici le rôle de démonstration. Tout au long du spectacle, Gadsby répète ces mêmes mots : « je dois raconter mon histoire correctement ». Comme pour planter une petite graine dans l’esprit de son public. 

« Une histoire a besoin de trois parties : un début, un milieu et une fin. Une blague, ce n’est que deux choses : une amorce et une punchline. »

Il manque donc ce troisième acte pour compléter son histoire. Ce spectacle, Nanette, c’est le troisième acte de sa carrière. Sa catharsis en quelque sorte. Son mea culpa envers elle-même. Sans cette fin, l’audience n’aurait qu’une vision tronquée des événements. Il est alors temps pour elle de raconter son histoire correctement.

Ce troisième acte fait donc écho à cette anecdote sans importance qui nous avait fait rire en début de spectacle. L’histoire prend alors une toute autre tournure. Beaucoup moins drôle cette fois. Mais beaucoup plus importante aussi. Primordiale même.

« J’ai construit toute ma carrière sur l’auto-dérision, mais je ne peux plus faire ça. Vous vous rendez compte de ce que c’est : se moquer de soi quand on vit en marge de la société, ce n’est pas de l’humilité, c’est de l’humiliation. Je me moque de moi-même pour que les gens se sentent plus à l’aise avec ma différence. J’ai décidé d’arrêter, pour moi et toutes les personnes qui s’identifient à moi. »

 

Touchant, inspirant, frappant, véritable tourbillon d’émotions… Avec Nanette, Hannah Gadsby pose une question simple : un stand up doit-il forcément faire rire ? Peut-être pas en fin de compte. Une chose est sûre : après avoir vu ce spectacle, vous ne serez plus le même. Préparez-vous à avoir le cerveau complètement retourné après cette performance exceptionnelle. Et vous allez aimer ça en plus. Du jamais vu. 

 

Bande annonce Nanette de Hannah Gadsby :