Jung-E, dernier film du réalisateur Yeon Sang-ho

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Jung-E démarre en nous faisant part de la situation actuelle. A savoir qu’à cause du changement climatique, les humains ont dû migrer vers des abris dans l’espace. Un déjà-vu qui est devenu un cliché mais bon, on essaye de ne pas juger et de nous accrocher car nous sommes encore à la première minute. Des abris attaquent d’autres abris ainsi que la terre. Un méga écho de « La guerre des étoiles » mais, il y a encore espoir. On dira même plus, il s’agit d’une introduction dont la promesse laisse une immense place à l’imaginaire.

L’attente de la suite devient encore plus excitante que l’attente du film en soi, annoncé depuis un moment par Netflix, qui a assuré le financement (environ 15 millions d’euros). Puisqu’on nous a déjà situé dans un vaste cliché, on peut entendre et voir dans notre tête, les armes aux lumières multicolores, l’espace, les fusées colossales, cette ambiance propre de « Blade Runner » et Vangelis. Oui mais non. Ce qui s’annonçait comme un film de science-fiction innovant, peut-être le deuxième super bébé, après « Train pour Busan », du réalisateur Yeon Sang-ho, tombe très vite dans un engrenage des clichés auquel on a du mal à faire la part des choses.

Peut-être que le revers de la médaille d’un film absolument parfait (acteurs, histoire, chorégraphie, montage, relations humaines, scénario…) comme « Train pour Busan » ou comme « Le sixième sens » de M. Night Shyamalan, c’est d’arriver à le dépasser. De réaliser un film qui serait à la hauteur ou encore meilleur. L’attente peut devenir très vite une déception.

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Le sujet se concentre sur le développement d’une armée de robots qui auraient le cerveau, devenu des données, de la capitaine Yun Jung-Yi. « Alchemy of souls » transféré à des siècles bien plus tard. La recherche d’un corps parfait où l’on pourrait s’introduire, ni vu ni connu. « Get out », où le personnage principal implante une partie des cerveaux de ses vieux amis à l’intérieur des crânes de jeunes hommes noirs. Ils servent d’hôtes pour la personnalité de quelqu’un d’autre. L’angoisse !. « La abuela », la grand-mère en question prend toute l’essence de sa petite fille. Le sujet a été touché et retouché.

Mais le sujet en question, intéressant ou pas, se détache de l’introduction prometteuse. Il aurait pu être situé dans un autre contexte sans qu’on nous parle des guerres, des abris dans l’espace et des colonies qui attaquent la terre. Et au moment où on se dit, OK, d’accord, on va se focaliser sur les robots, leur AI et les possibles implications transhumanistes, même le sujet dont le film semble vouloir nous amener, devient très vite une histoire sentimentale où l’on s’attend à entendre « Omma » d’un ton langoureux d’un moment à l’autre.

Ce début d’année a démarré avec l’annonce du ChatGPT, accessible au public depuis la fin du mois de novembre. Ce programme qui est tout prêt à abrutir les êtres humains un peu plus, est le produit des derniers progrès de l’intelligence artificielle. Il est capable de « chercher, trier, structurer et présenter en quelques secondes des réponses originales, cohérentes et naturelles à n’importe quelle requête dans de multiples langages humains ». Une « boite à histoire » en plus grand. (Elon Musk derrière tout ça, la chose ne peut être que beaucoup plus grande).

On est dans l’ambiance. Intelligence artificielle à la une, un film de science-fiction, Jung_E, avec le réalisateur Yeon Sang-ho… on ne peut que fantasmer ! Cette histoire entre la mère et la fille est très bonne mais malheureusement, s’écarte du sujet qui nous a attiré vers ce film, créant une certaine confusion : quel est le but ultime de ce film ? Nous prouver que malgré ce monde aseptisé de machines, l’être humain aura toujours des émotions ?

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Jung_E analyse une société dans laquelle les humains semblent avoir perdu cette étincelle qui fait justement d’eux des êtres humains. Le robot, plus joli quand même que Schwarzenegger, développe sa propre personnalité du moment où un cerveau humain est intégré dans son crâne. L’idée obsessionnelle d’immortalité des vieux films, a presque disparu au profit des héros avec des supers pouvoirs et des corps parfaits.

« Excellente interprétation de Ryoo Kyung-Soo »

Tout un tas de détails auraient pu être développés. Sang-Hun, le directeur du laboratoire ambitieux et antipathique qui semble sorti directement du film « Brazil », réalisé par Terry Gilliam en 1985. Excellente interprétation, d’ailleurs de Ryoo Kyung-Soo, qui avait déjà travaillé avec Yeon Sang-ho, dans sa précédente réalisation, « Hellbound ». On pourrait apparenter son rôle, ou plutôt sa personnalité, avec celle de Tilda Swinton dans « Okja ». Dès qu’on comprend « la chose », on a envie de plus, mais le sujet se noie encore une fois dans cet amalgame froid et insensible des machines.

« Ce que l’argent permet d’avoir comme privilèges »

Un autre détail, les classes, les statuts, ce que l’argent permet d’avoir comme privilèges. On peut se répliquer dans trois sortes d’humanoïdes, selon les moyens. Les riches peuvent se permettre des robots qui auront les mêmes droits que les humains. On dit souvent que l’argent, tout ce qui est matériel, ne sera pas emporté dans la tombe. Dans ce cas-là, on dirait que la richesse permettra à l’individu d’avoir la meilleure des vies dans le robot plus cher. La classe moyenne peut se permettre aussi des robots, un tout petit peu moins performants, mais avec quelques droits. Le robot moins cher faisant référence indéniablement au commerce de nos données, qui circulent librement à droite et à gauche de la toile sans notre accord. On se croirait une fois de plus dans « Snowpierce » ou encore, au milieu des castes héréditaires hindoues. Sommes-nous maîtres de notre destin ? Ce sont les circonstances qui nous entourent, qui nous dirigent vers des chemins unilatéraux et qui ne nous laissent pas le choix ? (Si je ne me fais pas vacciner, je perds mon travail…).

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Dès qu’il est question du terme « répliquer », une énorme fenêtre s’ouvre par laquelle on peut apercevoir Rutger Hauer s’éteindre en larmes sous la pluie, les accords de Vangelis résonnant dans notre tête (Blade Runner, of course). Ou lors du test-interrogatoire de Seo-Hyun. Ou lorsque nous avons à voir au petit grand manitou. Serait-ce la déshumanisation le grand sujet ? L’ambiance est froide, métallique, grise. Les machines ont des sentiments et des émotions car elles ont un cerveau humain. Au milieu de tous ces sujets, de tous ces détails, on remarque le fameux spleen de Baudelaire. « Un sentiment coupable de mélancolie, de solitude, d’imminence de la mort dans une atmosphère lourde, oppressante et décadente » (Wikipedia).

Jung_E aurait gagné en qualité si on lui avait attribué plus de temps. Comme une mini-série qui aurait pu développer chaque détail. Trop de sujets touchés à la va-vite, comme un exposé tributaire de 6000 mots. L’abstrait du décor et les émotions laissent des fortes résonances avec tous ces personnes qui se baladent sur la planète, le nez dans leur portable. Comme des individualités à l’intérieur d’une bulle qui se croiseraient sans se voir. Telle est la réalité de nos jours.

« Oeuvre posthume de l’actrice Kang Soo-yeon, décédée le 7 mai 2022 »

Au milieu de toute cette froideur, de ce manque d’empathie, de cette « non vie » qui a déteint sur les humains, Seo-Hyun, interprétée par Kang Soo-Yeon, a beaucoup de mal à gérer ses émotions. Comme si elle ne savait pas ce que c’est d’avoir une émotion. (Il s’agit de l’œuvre posthume de l’actrice Kang Soo-yeon, décédée le 7 mai 2022, avant de la voir diffusée). À travers la technologie, elle essaye, coûte que coûte, de communiquer avec sa mère. À croire que l’être humain, à force de tout trouver, tout de suite, a fini par intégrer dans son cerveau que tout est possible avec la technologie. Absolument tout. Même de garder ses données dans un ordinateur avec un corps humain. Le sujet avait déjà été touché dans la série avant-gardiste britannique « Years and Years » ou encore dans le film « Lucy » de Luc Besson.

Yeon Sang-ho n’a pas été à court d’idées mais tout au contraire, le scénario pêche d’un trop d’éléments, malheureusement non exploités. Par contre, une chose est sûre, que l’on ait aimé ou pas, Jung_E a laissé couler beaucoup d’encre virtuelle depuis sa sortie, il y a à peine à trois jours. Ce n’est pas un film qui nous laisse indifférents, que ce soit par la thématique soulevée ou par le talent du réalisateur.