Cette semaine, on voit l’Inde revêtir son costume de fête pour célébrer Holî, deux jours durant : la traditionnelle fête des couleurs qui trouve son origine dans l’antiquité et qui est l’une des célébrations les plus anciennes du pays. Depuis l’Occident on imagine alors l’Inde sous son meilleur auspice, revêtant son plus bel habit.
Ce que nous vous proposons aujourd’hui, c’est de découvrir l’Inde comme elle est les 363 autres jours de l’année, à travers les mots d’Allen Ginsberg, dont on vous parlait déjà ici et de ses Journaux indiens édités chez Christian Bourgois.
Ginsberg passa les années 1962 et 1963 en Inde, avec son ami et amant Peter Orlovsky. Il traversa plusieurs villes et retranscrit dans ses carnets ce qu’il voit et comprend de ce pays en tous points opposé aux cultures occidentales. Loin du matérialisme et du consumérisme qu’il dénonce dans ses œuvres en générales et notamment dans Howl, il vit au jour le jour, existe sur un territoire où la misère côtoie la beauté symbolique des plus beaux lieux du monde.
« enfants qui courent avec des cerfs-volants, un bébé noir sans culotte & avec des nattes, tenant en équilibre un bâton de bambou – Un sâdhu en robe orange se tenant droit sur un porche de pierre sur la berge sous les tourelles d’un vieux petit château – plutôt vénitien comme scène – Bateau à voile carrée descendant le courant – l’air au-dessus du bûcher s’enroulant dans la chaleur, comme un voile d’eau transparent entre mes yeux & les champs verts & les arbres le long de l’horizon de l’autre côté du Gange – et les berges, les flèches des temples rouges, les mosquées, les arbres et les bas autels blancs dressant un mur le long du fleuve qui tourne en amont vers le long pont de chemin de fer rouge au Ghât Raj qui fait un pouce de haut. »
Yamunâ River – Agra
Prose poétique et mysticismes indiens
La prose d’Allen Ginsberg, toujours aussi novatrice, vous tient la main lors de promenades dans les rues de New Delhi, Calcutta, Agra, Bénarès et bien d’autres… On voyage également dans les rêves de l’auteur, retranscrits tels quels, sans honte et sans fioriture. Ginsberg continue ses expériences sous drogues et se rend de nombreux soirs sur les ghâts1 du Gange où ont lieux de gigantesques crémations ; point de départ d’un voyage vers l’éternité qui prend racine dans l’une des sept rivières sacrées de l’Inde.
Très préoccupé par l’idée de la mort, Allen Ginsberg observe ces rituels avec une certaine assiduité et propose une vision assez poétique et dérangeante de la chair qui brûle. Ces multiples crémations auxquelles il assiste traduisent presque une sorte de fascination pour la transformation du corps raide et noir en fumée.
« Oh, la tête va tomber. Le monceau devient tout noir, de la cendre blanche s’élève – quelques badauds sont accroupis sur des briques devant le bûcher – Un homme à perche arrive & rentre un pied dans le feu – puis fait le tour & pousse un bout de la perche contre la tête noire ouverte & la pomme d’Adam se dessinant contre les petites flammes. »
On rencontre à travers ces journaux une multitude de locaux qui peignent un tableau complet des traditions et du mode de vie en Inde. On retrouve à plusieurs reprises une mendiante vivant sur le pas de la porte de son logement, l’aveugle du coin de la rue et les marchands en tous genres qui vivent sur leurs échoppes.
« Me penchant vis ses faibles bosses & sous son vêtement la chair saillante contractée accrochée sur des crémaillères poilus »
Quartier commerçant – New Delhi
Allen Ginsberg évoque ses conversations avec des Sâdhus2 et invoque dans sa prose des divinités hindoues dans une poétique incantatrice. Krishna, Shiva, Kali Ma, Vishnou, Ganesh, … Plus qu’une ode à ce gigantesque pays, une immersion dans un mode de vie loin du nôtre, ce livre est une lecture qui est déjà un voyage à la lueur des yeux d’un homme éclairé « qui consigne par écrit sa propre conscience, l’antique yoga de la Poésie ».
1 – marches sur les rives des fleuves, lieu de rituels sacrés pour les Hindous.
2 – du sanshkrit साधु sādu, « ayant atteint son but, homme de bien, saint homme » (étymologie de wikipédia)
Site officiel pour la mémoire de l’auteur.