Lucien ou le portrait d’un homme à deux facettes

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Guillaume Carayol et Stéphane Sénégas vous proposent de découvrir Lucien, balayeur et magicien dans les années 1960. Cependant, cette poésie de départ devient une sombre chronique. Découvrez comment les deux auteur réussisent cette métamorphose.

Une douce brute

La poésie de Lucien

Lucien, édité par Delcourt, est né dans l’esprit de Guillaume Carayol et Stéphane Sénégas. Ce dernier assure également le dessin et s’est fait connaître par les dix tomes d’Anuki, un récit pour les plus jeunes mais Lucien n’est pas du tout fait pour les enfants.

Les premières pages évoquent Jacques Prévert dans sa vision poétique du quotidien. En octobre 1966 dans le sud de la France, Lucien, balayeur du parc, possède un super pouvoir :  le jeune homme discret fait voler les feuilles par son balai dans une gestuelle de kung-fu. Le reste du temps, il aime une fleuriste sans oser lui avouer. Plus étrange, il ressent des sentiments pour une statue de violoniste. Cette vie simple le comble même si les autres adultes le méprisent ou se moquent de lui. En effet, Lucien est un adulte atypique qui paraît avoir une intelligence limitée. Loin de le stigmatiser, le livre montre comment le quotidien est transformé par le regard d’un personnage à part. Choqué, Lucien vomit face à cette agression. Hypersensible, il a peur d’un caniche et ne sait pas comment réagir. Il fuit mais, s’il est acculé, il réagit avec violence. Par ces crises, le livre quitte la naïveté. On ne comprend pas tout au départ. Qui est ce balayeur et pourquoi ne parle-t-il pas ? Mais, au fil des pages, toutes les questions trouvent une réponse par un scénario structuré et tortueux car chaque page révèle de nombreuses surprises.

Qui est l’enfant ?Un homme perdu dans Lucien

Lucien révèle progressivement différents personnages dont chacun cache sa sensibilité dans un monde dur : une propriétaire de bar espagnole paraît rustre mais posséde un cœur d’or, un épicier bonimenteur est très tactile… Le livre tourne surtout autour de la relation entre un enfant et un adulte enfantin. Par hasard, un garçonnet, Paul, surprend Lucien faisant valser les feuilles. Contrairement aux adultes, il ne le juge pas mais admire son génie. Paul est également moqué en classe car il refuse d’enlever sa casquette. Partant de point commun, le garçon lui propose d’être son ami même si Lucien ne connaît pas cette notion. Si l’enfant accepte la différence, il n’est pas pour autant naïf car il râle quand Lucien l’oublie. Sans pouvoir vous en livrer la clé, le basculement à la moitié du livre change toutes nos perception sur Paul et Lucien. Le scénario emporte le récit vers une vision sombre de l’humanité.

Pour illustrer toute cette complexité, Stéphane Sénégas démontre la très large étendue de ses talents. Pour le début très solaire, le trait est très fin. On peut penser qu’il a été fait à la plume avec l’encre de Chine. Cette épure est renforcée par l’absence de couleur. Cependant, le noir devient brumeux au fil des pages illustrant les pensées de Lucien qui se bousculent dans sa tête ou la méchanceté des piliers de bar. Il intègre des tâches dans le dessin montrant la souffrance du personnage principal. Sénégas passe à la pastel pour un paysage de nuit dans la ville. Par le flou, une scène intime arrive à être explicite sans pornographie. Même si la mise en page s’organise le plus souvent autour d’un gaufrier, elle varie. Sénégas imite la vitre d’une camionnette faisant du lecteur un voyeur.

Lucien est un pari pour Stéphane Sénégas qui quitte les rives des récits pour enfant et aborde un continent plus adulte et complexe. Le livre commence comme un poème de Prévert mais se termine comme dans le film La ligne verte. Lucien est aussi une leçon de dessin en alternant finesse et flou en fonction du propos.

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