Bella Ciao Istanbul ou la trahison vécue par un ex-idéaliste

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De nos jours, il n’est pas rare de croiser des personnes qui fantasment de « tout plaquer et partir vivre à l’étranger ». La France elle-même représente l’idéal de nombreux individus dans le monde entier, qui rêvent de croissants, Tour Eiffel, bérets et Édith Piaf. Tant de clichés qui forgent une image générale : un mythe, sous lequel se cache une sombre réalité historique et politique. Le narrateur de Bella Ciao Istanbul, est un Français d’origine serbe, expatrié en Turquie. Ce dernier a adoré ce pays, il en est même tombé amoureux. Pas seulement des lieux, mais aussi de son peuple. Mais en partant avec de telles attentes, Danilo Brankovic n’avait pas prévu cette descente aux Enfers.

Pierre Fréha nous présente un personnage impulsif

Cet ouvrage s’étend sur un peu moins de trois-cents pages et suit à la trace le combat intérieur, l’espoir constant de cet homme qui rêve de liberté. Grâce à une entrée en matière efficace, l’auteur Pierre Fréha plante un décor à travers le regard impulsif et indigné de son personnage. Le livre débute par une citation de l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf, et plus précisément du roman Les désorientés, publié en 2012. Ces mots vont à l’encontre de l’esprit nationaliste que l’on prête au peuple turc, conditionné dès son plus jeune âge à respecter le drapeau : « Chacun de nous allait se laisser reconduire, sous bonne garde, dans l’enclos de sa foi obligée… Je suis né sur une planète, pas dans un pays. »

Anxiété en plein Istanbul

Cet ouvrage ressemble à une tempête, où le lecteur s’imprègne littéralement du stress de son personnage. Celui qui a débarqué à Istanbul s’est installé dans le quartier le plus conservateur de la ville, sur les conseils de son ami Murat, professeur respecté. Mais rapidement, le protagoniste subit la discrimination. Puisqu’il n’appartient pas à la religion dominante qu’est l’islam et n’a pas la nationalité turque, alors il est « l’étranger » : il est considéré en tant que tel. Après s’être exprimé sous la colère, mais en disant précisément ce qu’il pensait, le français reçoit la visite de policiers à son foyer. Un évènement troublant, qui va accroître son envie de combat. Sa quête sans doute utopiste est de faire admettre au pays sa responsabilité dans le génocide arménien, mais aussi pour les mauvais traitements du peuple grec. Sur fond de Covid-19, le texte sonne particulièrement vrai. Avec son attitude quasiment enfantine et une impolitesse assumée, Brankovic n’hésite pas à inviter les Turcs à « aller se faire foutre » dans une langue qu’ils ne comprennent évidemment pas. Mais sous cette apparente instabilité se cache une déception abyssale : « Toute une passion pour un pays, pour en arriver à le détester et à développer une phobie soudaine. »

Bella Ciao Istanbul : un roman vérité

Pierre Fréha compose ici un texte difficile, qui traite de questions actuelles. Avec son personnage détestable qui décrit aussi des vérités délicates à encaisser, cet ouvrage suscite des sujets sociétaux liés à la Turquie mais aussi plus généralement à l’importance de conserver le patrimoine, pour ne pas réitérer les erreurs du passé.

Un personnage vu comme un ennemi

Plusieurs fois, tout au long de ce roman haletant, la phrase « J’ai la trouille » revient comme un leitmotiv. C’est le thème récurrent qui définit Bella Ciao Istanbul. Avec un narrateur ouvertement gay, athée, l’écrivain compose un stéréotype qui incarne à lui seul « l’ennemi » d’une Turquie stagnante. De plus, le personnage se plaint de souffrir de discriminations, une situation qui peut sembler étrange aux yeux d’un Français métropolitain blanc, bien installé chez lui. Ce n’est pas le cas de Danilo Brankovic, qui n’hésite pas à défier les autorités, même en période de confinement. Complètement contre les mesures « liberticides » liées aux questions sanitaires, ce personnage s’entoure d’individus aux discours variés et aux origines diverses. Car c’est bien ça, le cœur de l’ancienne Constantinople : un melting-pot digne de New York, la ville la moins représentative des États-Unis d’Amérique. Mais alors, qu’est-ce que la Turquie ? Qu’est-ce qui fait un pays ? Des thématiques profondes qui sont traitées ici avec une certaine brutalité. À celles et ceux qui ne comprennent pas sa soif de liberté et de résistance, son entourage lui reproche ses discours emplis de haine : « Et maintenant, tu critiques tout, notre société, notre culture, tu ne veux plus de mon pays, tu veux retourner en Europe, tu veux l’Europe ! Pourtant, tu as souvent fait des allersretours. Comment se fait-il que tu n’aies pas vu plus tôt où tu mettais les pieds ? » lui dit son ami Hirant…
D’autres personnages hauts en couleur tels Anne-Marie Prigent, originaire de Bretagne et journaliste pour la Gazette, qui s’est fortement intégrée à la culture turque. Au point où elle semble incapable de s’indigner, comme elle devrait le faire aux yeux d’un narrateur épuisé qu’on ne combatte pas à ses côtés. Pierre Fréha signe ici un roman complet et un discours authentique, tristement crédible.

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