Les tiers-lieux: modèle social ou phénomène de mode?

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2015
CentQuatre-Rero "Pas essentiel" - Crédit: Quentin Chevrier

Ils sont 1800 en France, dans les métropoles et en zones rurales. Si l’appellation « tiers-lieu » n’est pas très connue du grand public, certains jouissent d’une forte notoriété: le CentQuatre, la Recyclerie, Ground Control… Des lieux que les parisiens connaissent, de nom ou pour les avoir déjà fréquentés. La province aussi a ses tiers-lieux stars: la Belle de Mai à Marseille, Darwin à Bordeaux, les Machines de l’île à Nantes… On y vient pour boire un verre, « coworker », participer à une brocante solidaire… Ces lieux de vie pluridisciplinaires sont devenus un enjeu pour le rayonnement des villes et des territoires. Si bien que les pouvoirs publics s’y intéressent de très près. Mais face aux grandes crises, les tiers-lieux permettront-ils vraiment un nouveau « vivre ensemble »? Focus sur des espaces dont la vocation est de (re)créer du lien.

Ni la maison, ni le bureau

Le mot tiers-lieu vient de « Third Place », un concept développé par le sociologue américain Ray Oldenburg en 1989. Il le définit comme « un lieu où l’on prend plaisir à se rassembler, où l’on tient des conversations, où l’on échange. Une sorte d’agora, publique ou privée, un café du commerce, ou comme dans son temps le lavoir ». Il s’agit d’un lieu qui n’est ni la maison, ni le bureau. Dans son livre The great good place, il en donne les principales caractéristiques: c’est un « terrain neutre », gratuit, sans aucune obligation sociale pour favoriser les amitiés spontanées; un lieu ouvert à tous, facilement accessible, où s’abolissent les hiérarchies sociales; ce qui fait le lieu, c’est la communauté qui l’a choisi et lui donne son orientation et son unicité; le tiers-lieu fait profil bas: il n’est ni snob, ni prétentieux; l’ambiance y est conviviale; il est une maison hors de la maison. Mais en réalité ce concept théorisé par Oldenburg remonte aux années 50, dans le contexte d’anonymat social et urbain des banlieues américaines. Des nouveaux lieux de sociabilité sont alors créés pour amener de la vie et notamment les Mall, des centres commerciaux organisés autour d’une place centrale pour faciliter les échanges et les rencontres. A la lumière de cet historique, on comprend bien pourquoi la dimension sociologique et politique (aménagement des territoires) est centrale dans le concept des tiers-lieux.

Une « offre » multiforme

A chaque tiers-lieu son concept et son modèle économique. Certains émanent d’initiatives privées (des hôtels ou des restaurants devenus lieux d’évènementiel, de coworking…). D’autres ont été créés par des associations en collaboration avec les conseils municipaux. D’autres encore s’inscrivent dans les politiques urbaines des métropoles. Leurs statuts diffèrent: association, Société Publique locale, Etablissement public de coopération culturelle… Ils peuvent avoir des actionnaires privés, être gérés par des opérateurs spécialisés dans l’événementiel. Polyvalents dans leurs usages, ils mélangent culture, restauration, innovation, espaces de travail. Certains ont une vocation humanitaire (à Paris, les Grands voisins accueillait un centre d’hébergement pour les réfugiés). D’autres sont axés art et culture (le CentQuatre, la Belle de Mai), fête et événementiel (Ground Control). Darwin est le premier espace de co-working en France et accueille plus de 190 entreprises par jour. Leur pluridisciplinarité attire des publics très variés, comme le constatent les équipes qui animent les tiers-lieux. A la REcyclerie, le profil des visiteurs diffère en fonction des moments de la journée et de la semaine. Les étudiants viennent y travailler en groupe, les travailleurs s’y restaurer au déjeuner, les habitants du quartier participer aux activités pour enfants (chasse aux œufs) ou aux événements programmés le week-end (troc party, bourses aux vélos…). Les publics sensibles aux questions environnementales assistent aux événements sur l’écologie. La Belle de Mai est fréquentée par des profils issus des différents quartiers de la ville, avec une prédominance de publics jeunes et de familles. Certaines activités révèlent une vraie mixité, comme les soirées d’été sur le toit terrasse (soirées musicales, cinéma en plein air) ou la programmation du cinéma le Gyptis.

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Atelier sur l’éco-responsabilité à la REcyclerie.

Des lieux d’engagement

On doit les premiers tiers-lieux au monde de la culture, avec les squats et ateliers d’artistes qui fleurissent dans les années 90. Dans ces espaces alternatifs s’exprime une pensée militante et se développent des utopies communautaires. Qu’est devenu cet héritage militant? Il subsiste sous la forme d’un engagement à travers des espaces de réflexions collectives sur les problématiques de notre époque. Dans son Manifeste, la Belle de Mai se définit ainsi: « La Friche est une expérience politique, un lieu de pensée et d’action renouvelant le rapport de l’art au territoire et à la société ». Les tiers-lieux se font les relais des grandes causes d’aujourd’hui. Récemment, la crise sanitaire. Le 18 mars, Ground Control accueillait une opération d’utilité publique organisée par France Télévisions en faveur des 18-25 ans (parmi les plus touchés par la crise). En réaction contre la fermeture des lieux culturels, l’artiste RERO a inscrit les mots « Pas essentiel » sur la façade du CentQuatre. A Marseille, la Belle de Mai a mis à disposition des hébergements pour des personnes mal logées en situation d’urgence, des points de distribution d’aide alimentaire à destination des populations du quartier et des espaces temporaires de travail pour des artistes fragilisés par la crise. Par les activités qu’ils proposent toute l’année, Darwin, la Cité Fertile, la REcyclerie sensibilisent à la transition écologique. Les tiers-lieux favorisent une économie circulaire et collaborative: les activités payantes (principalement la restauration) permettent de financer les activités gratuites (programmation culturelle, ateliers etc…).

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En réaction à la fermeture des lieux culturel, Rero a investi la façade du CentQuatre. © Quentin Chevrier

Démocratisation culturelle

Les tiers-lieux culturels ont pour vocation de décloisonner l’accès à la culture et d’attirer les publics réfractaires (ce que les institutions muséales traditionnelles n’ont pas su faire, à en croire le rapport officiel publié cet été sur les pratiques culturelles des français). En rendant la culture gratuite et accessible à tous, en favorisant la création artistique et notamment les contre-cultures (le hip hop au CentQuatre) les tiers-lieux se font médiateurs. Ces espaces hybrides (ni musées, ni galeries, ni salles de spectacle mais un peu tout ça à la fois) proposent la culture sous toutes ses formes: ateliers, expositions, conférences, Festivals…Certains tiers-lieux regroupent librairie, bibliothèque, parfois même un cinéma (aux Ateliers des Capucins à Brest, un multiplex de cinq salles devrait bientôt voir le jour). Les Micro-Folies sont des musées numériques qui donnent accès à des Chefs d’œuvre loin des grandes institutions culturelles. A la Belle de Mai, les usages libres des espaces publics, des terrains de sport, des espaces d’expression spontanée (piste de danse) ou des services de proximité (crèche, accueil périscolaire, activités en temps scolaire) ont permis une forte appropriation du lieu par les habitants de la ville. Grâce à une mobilisation des équipes de médiation et des structures résidentes, les pratiques moins spontanées (visite d’exposition, spectacles, ateliers artistiques) touchent elles aussi un public de plus en plus large.

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Séance de cinéma en plein air à la Belle de Mai. ©Caroline-Dutrey

Quand l’Etat s’en mêle (et s’engage)

Les tiers-lieux se définissent comme des espaces « où se fabrique une autre manière d’être ensemble, fondée sur le décloisonnement et la porosité entre les individus et les pratiques » (CentQuatre). Ils sont mis à disposition des citoyens pour se réunir de façon informelle, et se rencontrer « en vrai » dans une société de plus en plus dématérialisée. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les tiers-lieux ne sont pas l’apanage des métropoles. Bien au contraire: la moitié se situent hors des grandes villes. Dans les zones périurbaines et rurales, ils créent un rapprochement entre le monde rural et le monde urbain, entre les nouveaux et les anciens habitants. Ils permettent l’accès à de nouvelles technologies, de nouvelles pratiques et façons de « faire ensemble ». Au cœur de la Drôme, Cedille.pro est un réseau d’espaces de coworking qui promeut le travail collaboratif. Ces dernières années, la multiplication des tiers-lieux et leurs effets positifs (économiques et sociaux) sur les territoires n’a pas échappé à l’Etat. En 2018, le Ministère de la Cohésion des territoires a missionné Patrick Levy-Waitz, Président de l’association « Travailler autrement », pour établir un diagnostic du phénomène. Son rapport a montré l’existence d’une vraie dynamique de décentralisation portée par les tiers-lieux. Mais il a également constaté que cette dynamique était fragile et que les tiers-lieux, disparates, avaient du mal à trouver leur modèle économique (et notamment en dehors des métropoles, sans subventions ni financements publics). Un Conseil national des tiers-lieux a été créé, avec pour objectif d’en faire une filière professionnelle reconnue des pouvoirs publics. Ainsi s’institutionnalise un écosystème qui jusque là s’était construit hors des institutions. Il faut dire que l’enjeu est de taille: un tiers-lieu dynamique atteste de la vivacité des pouvoirs publics locaux. A Brest, les Ateliers des Capucins est la vitrine d’une ambitieuse politique de réhabilitation de la ville portée par le Maire. Dans les années à venir, ce lieu est censé devenir un pôle à vocation économique, culturel et social à rayonnement métropolitain et national. Mais aussi contribuer au développement du tourisme dans la région.

« Fabriques de Territoires » et professionnalisation des tiers-lieux

L’Etat a lancé un appel à manifestation d’intérêt (AMI) pour identifier, d’ici 2022, 300 tiers- lieux auxquels décerner le label « Fabriques de territoires ». Ils seront répartis à parité entre quartiers prioritaires et territoires non-métropolitains. Les projets labellisés bénéficieront de financements pour les aider à coordonner leurs actions (45 millions d’euros sur trois ans, avec un maximum de 150 000 euros par projet). Les partenaires de ce programme sont nombreux: l’État, la Banque des Territoires, l’Association France Tiers-Lieux, Amundi, Action Logement, la SNCF, des associations de collectivités… En parallèle, un phénomène de professionnalisation des tiers-lieux s’opère, notamment via des incubateurs spécialisés dans la création et l’animation de tiers-lieux (Yes we camp, Numa, Sinny & Ooka…). Plusieurs formations existent pour apprendre les métiers liés à cet écosystème. Certains tiers-lieux ont des équipes internes dédiées à la communication, à la programmation culturelle, à la location d’espaces pour des événements… Mais ces évolutions ne sont-elles pas en contradiction avec la définition initiale d’un tiers-lieu: un espace en constante évolution, aux usages spontanés, qui ne suit aucun modèle défini mais qui prend la forme que ses communautés lui donnent?

Quand l’imaginaire des tiers-lieux séduit: le risque de récupération mercantile

Un imaginaire puissant entoure les tiers-lieux: celui de la marge, du mélange, de la ville vertueuse, de la parole libérée. Un espace-temps qui échappe aux normes établies et dans lequel les individus peuvent circuler librement, sans contraintes. Cet imaginaire s’accompagne d’une esthétique empruntée aux squats d’artistes: bâtiments réhabilités, à la décoration brute et/ou industrielle, avec du mobilier de récupération et l’utilisation de matériaux écologiques. Le fait que les tiers-lieux soient installés dans des lieux désaffectés (anciennes usines ou ateliers, anciens bâtiments administratifs) nourrit leur identité et permet de créer un lien entre le passé, le présent et l’avenir. Indéniablement cet imaginaire plait, car il véhicule des valeurs liées au « durable » et à la solidarité dans une société où règnent l’hyperconsommation et l’individualisme. Mais comme tout ce qui fonctionne, cet imaginaire est repris et copié à des fins commerciales par des espaces qui se réclament des tiers-lieux mais qui n’en sont pas, et où l’accès n’est ni libre ni gratuit. Un phénomène que déplorent les acteurs des vrais tiers-lieux, bien sûr.

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Le côté « brut » des tiers-lieux séduit. Restaurant les Grandes Tables de la Belle de Mai (un vrai tiers-lieu!) ©Caroline_Dutrey

Des laboratoires

« Un tiers-lieu ne se définit pas par ce que l’on en dit, mais par ce que l’on en fait » (Manifeste des tiers-lieux). Les tiers-lieux sont des laboratoires où l’on teste de nouveaux usages, de nouveaux modes de vie et de travail. Le numérique y tient une place de premier ordre. En offrant un accès à internet, parfois des ateliers sur le digital (La Quincaillerie numérique à Guéret) les tiers-lieux œuvrent contre l’exclusion numérique, facteur d’exclusion sociale. Face au développement du télétravail engendré par la crise sanitaire, les espaces de coworking (pierre angulaire des tiers-lieux) permettent de se sentir moins isolé quand on ne peut pas travailler dans une entreprise. Les usages libres et collaboratifs sont mis en avant: apprentissage « par le faire », travail indépendant, entraide. Dans les « FabLab » (ateliers ouverts au public, équipés d’outils de fabrication standards et numériques) professionnels et amateurs peuvent créer leurs objets rapidement, facilement, à partir de simples concepts ou de prototypes. Les incubateurs de start-up trouvent naturellement leur place dans ces environnements tournés vers le digital et l’expérimentation.

Quel avenir pour les tiers-lieux?

Les défis auxquels sont confrontés les tiers-lieux sont nombreux, dont certains relèvent de leur essence: si leur polyvalence attire, c’est aussi ce qui rend leur identité parfois difficile à cerner. Certes ils se définissent comme des alternatives à l’hyperconsommation, mais échappent-ils à toute logique consumériste et commerciale? A terme, pourraient-ils perdre leur dimension militante pour devenir de simples lieux de sortie et de divertissement? Sans oublier les enjeux à relever face à la crise sanitaire: comment ces espaces, dédiés à l’accueil et à la convivialité, gèreront-ils leur activité si les mesures sanitaires se prolongent? Autant d’incertitudes qui obligent les tiers-lieux à mener une réflexion de fond, comme l’explique le Directeur adjoint de la Belle de Mai: « Cette crise, qui appelle à faire œuvre de résilience, a conduit les artistes et l’ensemble de la communauté Friche à accélérer une réflexion partagée et collective sur notre action, le devenir et le rôle de nos lieux dans le territoire, notre lien à la population et notre rapport à la transformation ». Espérons qu’au sortir de la crise, et dans les années à venir, les tiers-lieux développent encore leur rôle de médiateur et de porte-parole, et qu’ils continuent d’être pensés, et dirigés, par des acteurs vraiment impliqués qui empêcheront les récupérations opportunistes.

Quelques chiffres sur les tiers-lieux:

La Belle de Mai (Marseille): environ 450 000 visiteurs et 600 événements par an, 100 000 m2 d’espaces développés. La REcyclerie (Paris): 7,2 tonnes de déchets valorisés en compost par an. Le CentQuatre (Paris): en 2019, 585 093 visiteurs, 51 267 visiteurs en pratiques spontanées, 407 événements, 22 projets en tournée nationale et internationale. Les Grands Voisins (Paris): par an, 600 000 visiteurs, 300 événements. En 5 ans d’activité, 46 500 personnes reçues à l’accueil de jour pour demandeurs d’asile et réfugiés, 1 000 personnes en hébergement d’urgence sur site, 2000 personnes vivant et/ou travaillant sur site, 5000 bénévoles impliqués en 5 ans.

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Pratiques spontanées au CentQuatre. ©Quentin Chevrier.

 

Idée voyage pour les vacances de Pâques: un séjour en Bretagne et une visite au tiers-lieu Les Ateliers des Capucins, à Brest…

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