Le Joueur de Dostoïevski – analyse d’une oeuvre – Genèse

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Le Joueur, écrit par le russe Fiodor Dostoïevski au milieu du XIXème siècle (première publication en 1866), raconte l’histoire d’un certain Alexeï Ivanovitch, précepteur de son état des enfants d’un général ruiné. La belle-fille du général, Pauline Alexandrovna, fait l’objet d’un amour radical et exclusif, qui confine à la folie, de la part d’Alexeï Ivanovitch. Ce dernier, pour lui plaire, et « exister » socialement parlant, se risque à la roulette, et gagne. Commence alors une escalade dans l’obsession du jeu, comme facteur autodestructeur de la décadence humaine

 

Une oeuvre-patron

Si vous avez lu d’autres œuvres de Dostoïevski au préalable, vous ne pourrez vous empêcher de trouver des résonances, des récurrences, des échos avec cette oeuvre-ci. En effet, Le Joueur constitue à la fois la Genèse de ses œuvres les plus connues, que sont Crime et Châtiment (1866), L’Idiot (1868), Les Démons (1872), ou encore Les Frères Karamazov (1880), et le modèle de celles-ci. Dans sa Préface, Dominique Fernandez met l’accent sur « […] cette attirance lucide de l’abîme, cette euphorie horrifiée de la chute […] », mais aussi sur la première occurrence de la femme-héroïne, ici Pauline Alexandrovna, à la fois aimée et haïe. Les différents aspects de la femme dominatrice, capricieuse, versatile, et magnifiquement ambivalente, qui seront plus tard incarnés par Nastasia Philippovna et Aglaé dans L’Idiot, Catherine Ivanovna dans Crime et Châtiment, ou Grouchenka dans Les Frères Karamazov. De même, il conclu sa Préface sur ce qu’il nomme :

« L’irrationalité, l’absurdité de tout amour, la tendance de la passion à s’accomplir dans l’assassinat, voilà encore des motifs si typiquement dostoïevskiens […].« 

 

Le Joueur, le roman d’une obsession

Ce roman est donc le roman d’une obsession de l’homme à s’autodétruire. Toujours dans sa Préface, Dominique Fernandez parle ainsi d’une intrigue « rudimentaire, dostoïevskienne à l’excès, toute en rebondissements et en catastrophes qui frisent la caricature« . De fait, la fébrilité d’Alexeï pris par la passion du jeu semble contaminer l’ensemble du récit. Nous passons d’un drame amoureux à la caractérisation cocasse d’une vieille femme acariâtre. Les événements nous transportent de la ville balnéaire de Roulettenbourg à Paris, puis Hombourg, Spa, et Baden. De même, Alexeï affirme pouvoir se tuer par amour pendant une grande partie de ce roman, mais dès lors qu’il a de l’argent, il s’envole pour Paris, en compagnie d’une courtisane vénale.

Par ailleurs, on peut retrouver une semblable fièvre du jeu dans L’Adolescent, parut en 1875, alors qu’Arkadi se rend à une vente aux enchères : 

La sensation était un peu comme dans une salle de jeu […] Le cœur ne bat pas encore, mais c’est déjà comme s’il creusait un peu, comme s’il tressaillait – une sensation qui n’est pas déplaisante. Pourtant, l’indécision commence vite à vous peser, vous devenez comme aveugle […].

Au fil des pages, nous sommes ainsi les témoins d’une spirale dantesque de l’aliénation, où chaque acte devient condamnation. Fernandez présente alors un diagnostic psychologique du personnage dostoïevskien en ce qu’il intègre une : « […] signification de la passion du jeu, avec son cortège d’efforts impuissants pour s’en libérer et les occasions qu’il offre au châtiment de soi-même […] mélange d’horreur et de satisfaction qui accompagne le geste défendu« . 

 

 

Dostoïevski et Alexeï, les deux faces d’un même roman

Si Le Joueur possède une valeur cathartique au sens où elle révèle les failles de l’homme et son dangereux penchant pour les passions, ce roman est aussi, par bien des aspects, une Mimesis de son auteur. En effet, Alexeï et Fiodor paraissent étrangement similaires dans ce que Dostoïevski présente, dans une lettre à son ami Strakhov, en septembre 1863, à propos de son future roman Le Joueur

Je peins un homme dont le caractère est absolument ouvert, un homme versé en beaucoup de matières, mais incomplet en toutes choses.

Comment ne pas repérer des correspondances autobiographiques dans ce roman centré sur le jeu, alors que l’on sait que Dostoïevski lui-même, fut dominé pendant longtemps par cette passion ? L’intérêt littéraire n’est cependant pas d’établir une liste des similitudes et différences entre la fiction et le biographique, mais plutôt de montrer l’importance d’une telle oeuvre dans le projet littéraire de l’auteur. Le jeu « renvo[ie] à quelque chose qui les dépasse infiniment, à un sentiment de culpabilité  qui a besoin d’un châtiment sans cesse renouvelé. En se livrant à son vice [..] il ne cherche qu’à se punir, pour une faute ancienne, irrationnelle et inexpiable » (Préface, Dominique Fernandez). 

Le Joueur de Dostoïevski constitue ainsi ce qu’on pourrait nommer l’initiative d’une oeuvre à venir, où se concentre l’ensemble des idées dostoïevskiennes, qui seront amplement développées dans la suite de ses romans. D’autre part, ce roman-ci n’est pas à lire exclusivement pour sa valeur proleptique, mais aussi et principalement pour sa beauté et la poésie avec laquelle il traite des défaillances humaines

Article écrit par Julie Madiot