1984, le rappel des dangers de la manipulation de la langue

0
396

Le roman “1984” est souvent bien connu ; ses ventes ont d’ailleurs observé un rebond depuis le premier confinement, signe que les lectrices et lecteurs retrouvent en cet ouvrage quelque chose qui les touchent, peut-être même s’identifient à certains égards. Le contexte est pourtant bien différent : écrit en 1948 (le titre faisant d’ailleurs directement référence à cette année en inversant simplement les 2 derniers chiffres), Orwell avait en tête le régime stalinien, ainsi que d’autres dictatures de cette époque.

On y retrouve des pratiques ayant réellement existé : la propagande et l’endoctrinement de masse, bien entendu, le contrôle des population, le rationnement (rappelons le contexte d’écriture d’après-guerre), mais également ce qui est au centre du métier du personnage principal : le contrôle du récit officiel, et l’adaptation de la réalité à des fin de propagande, notamment à travers la pratique de l’effacement des opposants (réels ou fantasmés) au régime. 

Dans le récit, ce procédé va au-delà d’une pratique technique (effacement des noms, modifications des photos…), pourtant déjà terrifiante par elle-même. Big Brother, sorte de figure allégorique omnisciente du Parti, demande à chaque membre du parti non seulement d’afficher son soutien, mais de croire réellement et profondément à tout ce que le Parti communique, même dans ses contradictions, même si la réalité que les membres expérimentent est différente. Si le Parti déclare que 2 et 2 font 5, il ne s’agit pas seulement d’y acquiescer sans montrer un quelconque signe d’émotion ou de réflexion, mais encore d’y croire profondément et avec tout son être, et oublier toute information ayant précédemment existé le contredisant.

Cette réécriture peut faire écho à notre propre époque de “fake news” et de bouleversements sociétaux, de manière bien différente cependant. Gardons à l’esprit que “1984” est également le reflet des peurs de l’auteur quant aux nouvelles technologies, qu’il considère dangereuses et les soupçonne d’être des instruments de contrôle des masses. 

Ce récit est ici porté en images par Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa, avec une reconstitution fidèle du récit d’Orwell, et une atmosphère tout aussi sinistre. Dans cette BD, l’environnement est gris, les personnages aussi, les bâtiments (où l’on retrouve dans l’architecture une certaine influence soviétique) sont délabrés, les vitres fissurées. L’uniformisation, condition nécessaire pour le règne du Parti, saute aux yeux dès les premières images. Il faut attendre une vingtaine de pages pour voir quelques touches de couleurs, et une autre vingtaine pour que celle-ci prenne de l’ampleur, contrastant fortement avec ce que l’on a pu voir jusque-là, et accentuant donc d’autant plus l’importance de l’infraction qui est en train de se passer.

La part belle est faite à la novlangue, ce langage spécialement et soigneusement construit pour empêcher la population de penser ; donc de développer toute pensée critique ; donc de se rebeller. Tout le récit tourne donc autour du personnage central qui, justement, se rebelle, à sa manière, tout en ayant dès le début le sentiment clair qu’il n’y aura pas d’issue possible, et que sa perte sera inéluctable. Au fur et à mesure de l’album, l’utilisation des couleurs varie, et souligne non seulement les contrastes à ce qui est imposé par le régime, mais également accentue les éléments déclencheurs ou horrifiques, en relation avec ce que vit et ressent le personnage. Le récit se finira-t-il en gris ou en couleurs ? 

 

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * 

critique 1984

Les citations qui marquent dans 1984 : 

 

  • “Nous n’inventons pas de nouveaux mots, nous en détruisons chaque jour. […] Le but de Big Brother est tellement simple… Il veut restreindre les limites de la pensée. Le crime de la pensée ne pourra plus s’exprimer ainsi. Quelle belle avancée.”
  • “Le but de la guerre moderne est de consommer les ressources sans élever le niveau de vie des citoyens. Le monde d’aujourd’hui est plus primitif qu’il y a cinquante ans.”
  • “mais si le peuple obtenait le moyen de réfléchir par lui-même, il comprendrait l’inutilité de la classe dominante et la balayerait. Autant garder la masse dans la pauvreté et l’ignorance. Créer des citoyens suffisamment compétents, fanatiquement crédules.”

Un article de Lucile Gautier