Certains éditeurs multiplient les projets à la mode et d’autres balancent des chefs-d’œuvre intemporels. Tel est le cas de Mangetsu avec Poppoya/Love Letter. Découvrez dans notre chronique pourquoi ce titre sera votre lecture de l’année.
Poppoya ou la fin du rail
Ce titre est une compilation de deux nouvelles écrites par Jirô Asada, Poppoya et Love Letter réunies pour les 70 ans du dessinateur Takumi Nagayasu et ses 55 ans de carrière. Ces chiffres impressionnent mais ce n’est rien face au choc en ouvrant le livre. Le mangaka nous avait déjà séduit dans son récit de samouraï Mibu Gishi Den, il nous ravit ici. Dans les premières pages, on retrouve ses splendides pages proches de Taniguchi mais en couleur. Takumi Nagayasu construit des images d’une grande précision par chaque détail d’une locomotive ou d’un costume. Cependant, en parallèle, il conserve un grand dynamisme par les traits de vitesse et surtout l’organisation des dessins. Chaque case est décadrée : il y a rarement des lignes parallèles mais les diagonales s’imposent. Takumi Nagayasu sait également donner de la majesté à chaque scène même la plus banale : l’entrée d’un train en gare se métamorphose par son dessin en victoire d’une expédition.
Poppoya est le premier long récit. Un chef de gare âgé travaille à Horomai, une gare de province isolée et sous la neige. Cet homme âgé est veuf, mais demeure un employé modèle qui, malgré sa fatigue, attend un train dans le froid. Il va dans quelques mois prendre sa retraite et passe le Nouvel An avec son supérieur ayant sensiblement le même âge. Cette soirée est l’occasion de parler de leurs souvenirs passés et du futur… jusqu’au moment où la magie de Noël intervient.
Poppoya est un récit sur le passage du temps. Le personnage principal est un homme âgé qui revient avec mélancolie sur sa vie. Il a toujours mené une vie calme, mais ponctuée de drames. Cette fin d’époque se voit également dans la technique, le moderne tgv dépassant une ancienne locomotive. Des lignes ferroviaires ferment par manque de passagers et donc de rentabilité. Cette fin correspond également à des changements économiques avec la disparition de l’exploitation du charbon, la désertification de ces espaces et le vieillissement de la population.
Le récit intime révèle également des particularités japonaises. Une gare en campagne est un lieu de vie comme le bureau de poste chez nous. La compagnie ferroviaire est très liée aux espaces commerciaux des gares qui assurent des revenus importants. Un chef de la gare centrale finit sa carrière comme responsable de ces galeries commerçantes. A l’opposé, le simple chef de gare Otomatsu ne sait qu’être cheminot. Il a un professionnalisme très poussé comme il l’a montré dans sa vie intime. Il a sacrifié sa vie pour une tâche basique. Sa tristesse est enfouie sous son uniforme de cheminot. Ce dévouement total surprend un Occidental.
Des lettres pour en finir…
Love Letter commence également par quelques pages en couleur mais le récit plus court nous propulse dans le présent. La douceur et l’humanité du premier récit laissent place à la violence et à l’exploitation des femmes. Avant de mourir, une femme Hakuran Takano, écrit à son époux pour s’excuser. Le lendemain, on le voit sortir du commissariat après dix jours de prison. Gorô est, en effet, un petit truand. Il avait accepté de faire un mariage blanc avec une immigrée chinoise pour de l’argent, puis il avait même oublié cette épouse. Il doit partir pour reconnaître le corps… sans se souvenir de son visage.
Pourtant, au fil du voyage et des informations sur cette épouse fantomatique, Gorô s’attendrit. Tout d’abord, dans le train, il lit la lettre au vocabulaire simple contenant des fautes d’orthographe. On comprend que toute sa vie, son corps a été exploité par les yakuzas. Ensuite, la petite frappe du crime – et le lecteur avec lui – découvre l’ampleur et la noirceur de l’exploitation des femmes migrantes.
Ces deux récits reçoivent avec l’éditeur Mangetsu une magnifique écrin. Le format plus grand que l’habituel dans les manga et les pages brillantes rendent honneur aux belles cases de Takumi Nagayasu tandis que la couverture rigide avec un vernis sablé garantit de conserver le livre aussi longtemps que la carrière de Otomatsu.
Poppoya et Love Letter sont deux nouvelles très riches de sens de Jirô Asada. Par le talent d’adaptation et de dessinateur de Takumi Nagayasu la lecture est pourtant fluide comme la neige qui tombe dans le premier récit. Ce livre devient alors une splendeur paradoxale entre densité et légèreté.
Retrouvez sur le site les chroniques du premier et du deuxième tome de Mibu Gishi Den.