Mangetsu, le nouvel éditeur qui vous offre la lune

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L’arrivée d’un nouvel éditeur est toujours une promesse, celle de nouveaux coups de cœur et de beaux moments de lecture. Mais, lorsque celle-ci s’accompagne de grands titres (Ao Ashi) et de grands auteurs (Junji Itō), c’est clairement un événement. Nous avons donc voulu échanger, en avril, un mois avant le lancement de Mangetsu, avec Sullivan Rouaud le directeur de cette collection chez Bragelonne, que nous suivons également de près par ses activités dans la collection HiComics.

Sullivan Rouaud directeur de Mangetsu

Comment vas-tu dans cette période particulièrement intense pour toi ?

Comme pour un lancement de collection. Depuis HiComics, j’avais oublié cette sensation et là c’est encore plus fort car il s’agit d’un secteur hyper actif. Avec Mangetsu, tout est nouveau : l’équipe, les prestataires, les procédures, le format et la manière de travailler avec des étapes différentes. En attendant un assistant, je suis un peu tout seul pour chapeauter tous les différents aspects, même si Blackstudio aide aussi énormément en qualité de prestataire principal (la préparation de copies, le lettrage notamment, de mon côté aussi la presse, le marketing, le commercial, la comptabilité, les droits d’auteur, le juridique…). J’ai énormément de travail sur tous les plans et beaucoup de sollicitations. Mais la bonne nouvelle c’est qu’on bosse avec des YouTubeurs et des magazines comme So Foot, ce que l’on n’aurait difficilement pu faire pour HiComics. Bien sûr, il reste une incertitude sanitaire mais en même temps on est hyper fier du travail accompli.

En tant qu’éditeur d’un art japonais quel est ton rapport avec ce pays ?

Même si je ne suis pas un spécialiste d’histoire japonaise, je me suis beaucoup intéressé à Miyamoto Musashi, à l’ère Edo, aux samouraïs, au Shinto… Comme tout enfant des années 90, je suis fasciné par l’excellence artistique des Japonais et leur vision jusqu’au-boutiste de l’art même si eux revendiquent moins le titre d’artiste que nous. J’ai beaucoup de respect pour leur vivre ensemble, leur sens de l’honneur qui va de pair avec une certaine forme de patriotisme. Je suis pour autant conscient des défauts de cet entêtement. Écologiquement il y a des choses à redire, même s’il y a une nouvelle génération qui apporte beaucoup. Je ne pense pas pouvoir y vivre mais en vacances je m’y sens mieux que partout ailleurs. J’ai pu voyager à Hiroshima, Osaka, Kyoto, Kamakura, Yakushima… La barrière de la langue crée instantanément une forme de dépaysement. Quand tu es touriste, c’est un pays extrêmement agréable à vivre. On peut aller partout, personne ne craint rien. Les Japonais sont certes difficiles d’accès à Tokyo mais c’est moins vrai en dehors. Tokyo est une ville fascinante. Il y a d’abord une couche horizontale immense puis une démesure verticale de dizaines d’étages inédite pour nous.

Je te connaissais comme fan de comics, pourquoi tomber dans le manga ?

Je comprends que l’on m’associe en premier aux comics car, dans mes activités, j’ai toujours commencé par les comics, que ce soit avec Comicsblog ou HiComics. En revanche, je lis du manga depuis bien plus longtemps. Je suis de la génération Club Dorothée que j’ai pris en pleine tête – Saint Seiya, Dragon Ball, Nicky Larson, Ken le survivant… – puis vers mes 10 ans ma mère m’a acheté un tome de Saint Seiya et c’était le début de l’engrenage (sourire). Les Japonais ont une façon de rentrer dans les personnages et dans la psyché humaine qui me parle énormément et ce depuis toujours. Il y a ce côté développement personnel dans les shônen qui sont des pulsions de vie et des guides au quotidien. Je lis aussi plus de mangas que de comics car c’est un marché qui produit beaucoup avec une qualité extraordinaire et des genres très différents. Les auteurs sont évidemment très productifs mais ils sont surtout excellents.

J’aime tellement cet art que c’était un peu intimidant de me lancer, j’y ai réfléchi à trois ou quatre fois. J’ai appris mon métier avec HiComics mais, la première année, il était hors de question pour moi de faire du manga car c’était trop effrayant. Mais comme je ne vais sans doute pas faire de l’édition toute ma vie, je ressentais le besoin de faire du manga, tout autant que de l’auto-édition avec Astra Mortem. HiComics a passé une très belle année 2020 grâce aux ventes de These Savage Shores par exemple et surtout grâce à des nombreux des prix pour Bitter Root et Invisible Kingdom et des Tortues qui vont de mieux en mieux. J’ai commencé à griffonner pendant six mois un premier projet plus basé sur des classiques et des rééditions. En même temps j’apprenais d’autres choses sur le métier par rapport à HiComics où j’étais d’abord centré sur l’achat des titres et moins sur la production. Bragelonne m’a proposé de lancer la collection en réunissant les bonnes conditions : indépendance éditoriale et confiance totale. Derrière, à moi d’être pertinent sur la publication, le design, les logos et surtout dans l’exigence d’un degré d’excellence sur le lettrage et la traduction comme on a pu le prouver sur notre collection précédente.

On est parti balluchon sur le dos un peu naïvement au départ, puis il y a eu le covid qui a tout chamboulé. J’étais à Tokyo en avril 2019 et Bragelonne m’y a renvoyé deux fois à l’automne pour rencontrer des agents et des ayants-droits. Je suis rentré avec de belles discussions mais rien de concret. Je suis retourné début février et ce voyage a été super fort : j’ai rencontré une très grande maison d’édition au Japon (Shogakukan), des éditeurs avec de très beaux catalogues que l’on a développés ensuite, des agents avec qui je travaille toujours aujourd’hui etc. Mes deux priorités (Ao Ashi et la quasi-totalité du catalogue de Junji Itō) étaient acquises à la fin de ce voyage. Derrière, je découvre Chiruran dans l’avion du retour, avec un exemplaire laissé par son éditeur. Le confinement arrive un mois et demi plus tard alors que l’on était censé se lancer en septembre et là j’ai passé trois mois dans le noir total : très peu de réponse des Japonais d’un côté, le marché américain qui s’effondre d’un autre côté et Bragelonne qui se met à douter.

En contradiction avec l’idée de lancer une nouvelle collection

Oui, totalement. Les libraires pensaient qu’ils allaient mettre la clef sous la porte, on ne savait rien des garanties de l’État, les sorties étaient massivement reportées… Il faut vraiment essayer de se souvenir de l’état chaotique du futur à ce moment-là. Puis, lors du premier déconfinement, les libraires repartent, on reçoit les contrats des Japonais et on décale le lancement à janvier 2021… Hélas, on repart dans la 2e vague y compris au Japon. Finalement, Mangetsu se lance donc en mai 2021, et c’est très bien comme ça.

Il y a deux ans tu parlais de surproduction n’est-ce pas contradictoire avec cette nouvelle collection ?

Il y a une part de vérité là-dedans (sourire). La surproduction est imposée par un marché et un contexte économique. On parle de surproduction dans le franco-belge car, derrière des séries très connues qui vont vendre des centaines de milliers, voire des millions d’exemplaires, tu as 3 à 7 000 créations qui vont vendre moins de 2000 exemplaires, leurs auteurs vont être payés avec des royalties très faibles (quand elles ne sont pas inexistantes) et travailler dans des conditions délétères. Je n’ai pas ce sentiment avec le manga car les Japonais envoient énormément de titres qui méritent de sortir et que le marché du manga est en train de décoller comme jamais en France. Il est devenu le marché majoritaire en BD, devant le franco-belge, ce qui n’était plus arrivé depuis vingt ans, quand c’était un épiphénomène. Là, je pense qu’il n’y aura pas de retour en arrière, même si Astérix va gonfler les chiffres “artificiellement”. On recrute des typologies de lecteurs que l’on ne voit pas en comics ou dans notre industrie locale : le Manga est bien plus populaire (c’est donc un vecteur de partage énorme), dans tous les sens du terme. J’ai déjà un lectorat fantastique sur Junji Ito, avec plus de femmes que d’hommes, moins de parisiens que de gens issus de partout, etc. Les gamins lisent du manga et, en même temps, les adultes en lisent de plus en plus tard car notre génération et celle d’avant moi continuent d’en lire sans jamais s’arrêter, même si leurs lectures ont évolué. Il y a énormément de licences très fortes (L’attaque des titans, Jujutsu Kaisen, Demon Slayer, My Hero Academia, One Piece, Naruto…) avec des animes, qui soutiennent aussi tout le marché. Avec Ao Ashi, Mangetsu arrive avec un manga de foot d’excellence, qui a sa place dans le marché et qui peut toucher un lectorat très large. Je pense donc qu’il y a encore deux ou trois éditeurs qui vont venir se rajouter dans les mois à venir car plusieurs groupes vont voir une juteuse opportunité commerciale avec le Manga, c’est un fait. On a d’ailleurs vu des collections se relancer : Doki-Doki, Panini Manga, grâce à Demon Slayer puis de très belles rééditions : 20th Century Boy, Banana Fish, Eden… Ils sont la preuve que le marché n’est pas bouché mais super accueillant au contraire. C’est juste que les rayons mangas vont grandir dans les librairies généralistes. J’ai le sentiment profond que les titres que je propose ne sont pas juste de l’achat de droit et que 25 mangas par an, c’est rien du tout. On est une petite collection, on arrive en catimini pour un lectorat déjà au courant de ce qui se passe, tout l’enjeu est justement de se faire connaître du très grand public, celui qui fait les chiffres concrets de ce marché.

Comment fait-on pour sélectionner une œuvre dont on ne comprend pas le texte ?

J’ai mes petites astuces (sourire). Je ne suis pas le seul éditeur à ne pas parler japonais. Quand tu connais le manga et la grammaire de la Bande Dessinée en général, tu sais quand un bouquin est bon rien que par sa mise en scène, son découpage, son rythme, son lettrage… Ce n’est pas l’idéal mais j’ai une équipe en qui j’ai totalement confiance et je me réfère aussi à leur jugement et leurs interprétations quand je leur parle des titres qui m’ont tapé dans l’œil. Et puis, je suis surtout allé trois fois au Japon en l’espace de dix mois donc j’ai écumé la même librairie d’Ikebukuro en long en large et en travers avec Ken Niimura, le dessinateur de I Kill Giants qui habite à Tokyo, parle Japonais et me fait le pitch des différentes séries.

Les négociations sont différentes des comics et souvent plus longues. Toi qui est impatient, comment gères-tu cette attente ?

La première année était difficile de ce côté. On avait des certitudes pour Junji Itō et Tetsuo Hara. Ao Ashi je le sentais très bien depuis le début mais on a mis un moment à conclure avec la contre-signature. Il y a certes des signes objectifs comme la pertinence de la collection que tu proposes mais parfois, tu sais que tu as la série avant même de l’avoir signée. Cependant, on n’a eu la confirmation que mi-octobre, la veille d’une réunion où je devais présenter toute la collection à mes grands patrons et leurs associés. En ce moment par exemple, j’ai envoyé un paquet d’offres pour le futur et j’attends depuis plusieurs mois. Ce n’est pas grave, c’est le jeu. Bien que s’ils disent « oui » à toutes mes offres, je vais avoir un problème : trop de bouquins à publier (sourire). C’est le jeu avec le manga : tu es obligé de shooter dans beaucoup de ballons et tu ne sais pas lesquels vont te revenir.

Ao Ashi chez Mangetsu

Le manga a l’image de livres de mauvaise qualité avec un papier léger.

Ce n’est pas vrai chez tout le monde. Avec Mangetsu, je veux une grande qualité sans être criard avec du beau papier, de belles jaquettes, des effets sur les couvertures et j’en passe. Tomie de Junji Itō est le plus beau livre que j’ai fait dans ma carrière par son aspect et son contenu. L’histoire est fantastique et on a pu ajouter une préface d’Alexandre Aja, une interview de l’auteur et une postface d’analyse rédigée exprès et refaire un lettrage ainsi qu’ une traduction au top, etc.. Au-delà de mon travail d’éditeur, c’est la première fois que je publie un livre que je rêve de faire. Je suis personnellement attaché à cet album au point d’avoir la chair de poule en t’en parlant. Je considère que je n’ai pas encore sorti LE bouquin de ma carrière. Ce sera peut-être Tomie ? Qui sait ? C’est un luxe de se lancer avec un auteur aussi prestigieux. Pour faire honneur à ces titres, le challenge est élevé pour le fan absolu que je suis. Mais j’espère que cela démontre aussi de l’ambition éditoriale qu’on porte chez Mangetsu.

Parlons donc des premières sorties. Étant néophyte, je suis surpris par cette catégorisations très fine des mangas alors que chez HiComics, tu cherches à briser les stéréotypes de genres.

On le fait aussi en manga. Tomie est une figure féministe très reconnue aujourd’hui. J’ai aussi plein d’offres sur des héroïnes fortes en shojo qui ont été refusées. À ma toute petite échelle, je voudrais faire rêver les petites filles par le biais de la pop culture comme je peux le faire chez HiComics. Ces genres (shojo, shônen, seinen, josei) viennent du Japon et énervent certains lecteurs déjà très informés chez nous. Je voulais que ces catégories passent par des couleurs sans afficher les noms de chacune d’entre elles, mais c’est notre diffuseur qui voulait inscrire le genre sur le dos. Nos shônen et seinen sont bien évidemment tout autant destinés à un lectorat féminin. Notre collection ne vise pas du tout les garçons à tout prix et je pense qu’on le prouve avec des titres aussi fins que Le mandala de feu ou Panda détective Agency, où les scènes de baston sont inexistantes. En même temps, je ne vais pas me priver d’un titre parce qu’il est rentre dedans et que ça s’échange des mandales ou des frappes en lucarne à 30 mètres. On peut publier de tout chez Mangetsu. Enfin, en créant une collection spéciale pour Junji Itō, on rassemble les différents genres de l’auteur sous une même bannière : son nom, tout simplement.

C’est sur cette belle promesse que nous avons clôturé l’entretien et soyez sûrs que nous serons au taquet pour chroniquer les premières sorties de Sullivan.