La vie de Bouddha tome 1 de Tezuka, la Bible du manga moderne

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A l’occasion des 90 ans de Tezuka, Delcourt propose dans des éditions de luxe la réédition  des œuvres marquantes de cette référence incontournable du manga. JustFocus choisit aujourd’hui de commencer à vous présenter une œuvre majeure : La vie de Bouddha.

Un polythéisme narratif

Dans La vie de Bouddha, on trouve certes des passages mystiques. Un moine part à la recherche d’un futur dieu car les hindous sont polythéistes mais ce candidat – Tatta, enfant de la caste des parias, est en fait un chef des voleurs. Il y a des miracles mais sans que l’on voit une intervention divine. En effet, cela passe souvent par les animaux – Tatta sauvé d’une exécution par une nuée de sauterelles. De nombreux personnages se posent la même question existentielle – pourquoi l’être humain souffre-t-il ? La naissance de Bouddha permet aux hommes de sortir de l’éternel cycle de la souffrance. Cependant, ce n’est jamais simple. Pour Tezuka, ces idées viendraient du climat – la longue période de sécheresse qui revient tous les ans. Tout ne vient pas du divin. Des brahmanes proposent de prier pour éloigner les malheurs mais le récit montre que c’est par l’action des êtres humains que le monde change

Si vous vous attendez à une hagiographie édifiante vantant les mérites de Bouddha, vous serez déçu car Tezuka compose une symphonie bien plus ambitieuse. Ce premier volume est plus une série historique d’aventure et un récit choral avec de multiples personnages et un foisonnement de vie. En quelques cases, on peut basculer d’un récit intime à une invasion par une grande armée. On ne sait pas toujours comment on passe d’une histoire à l’autre car on change très vite de lieu ou de narrateur mais on s’en moque car la magie du conte emporte tout. La violence est présente dans des images marquantes – des coups de fouet sur un enfant qui crie à genoux comme un animal. Les corps meurtris sont marqués par des traits noirs. Cases que l’absence de couleurs rend plus expressives.

l'émotion dans La vie de Bouddha

Une œuvre sociale

L’inégalité sociale est combattue par Tezuka – un maître refuse de frapper une mère de famille car les marques feraient baisser son prix. Un personnage renie son passé pour progresser socialement. L’amour peut être empêché par les différences de castes. L’auteur va même jusqu’au refus de distinguer les hommes et les animaux. Par charité, Tatta se révèle très tendre avec les animaux car ils sont au même niveau social que lui. Ce qui rend ce récit jamais barbant ce sont les traits d’humour de Tezuka aussi bien écrits que visuels comme l’anachronisme où la toge d’un gourou soufflé par le vent laisse s’échapper un paquet de cigarettes et une montre. Juste après la naissance de Siddharta – le futur Bouddha – un peu grandiloquente, on retrouve l’humour quand le cortège court.

Des personnages complexes

Dans cette série, les personnages principaux ne sont jamais binaires. Chaprah se révèle ambitieux et prêt à tout. Il tue des animaux et force Tatta à renoncer à sa vengeance mais peut se révéler tendre en tombant amoureux. Au départ, on peut simplement regretter la faible place des femmes mais, dans la deuxième partie Miguéla, une chef de bande de voleurs, représente la femme moderne et rebelle face à une princesse traditionnelle et fade. Même Siddharta est un personnage complexe. Par un sage, il sait que son destin est de quitter le château pour atteindre l’éveil et ensuite ouvrir les yeux des hommes mais il ne cesse de résister et d’être empêché par des contraintes personnelles ou liées à sa fonction de prince héritier.

Des animaux omniprésents

Au-delà de fortes figures humaines, Tezuka met aussi en avant des animaux dans La vie de Bouddha. Graphiquement, ils sont très réussis – par un trait simple mais réaliste – et touchants. Ces animaux sont souvent humanisés – chaque animal est le symbole des sentiments comme le sens du sacrifice par un lapin. C’est très amusant car les caractères mis en avant sont très différents de la vision occidentale. Ces animaux sont très proches des humains. Les personnages qui refusent de tuer des animaux sont les héros – le père de Bouddha a arrêté la chasse quand les animaux sont venus à lui sans peur.

Une splendeur visuelle

L'éveil dans La vie de Bouddha

La vie de Bouddha est souvent décrite comme un des sommets graphiques de Tezuka. Chaque case vise l’épure pour aller vite mais c’est ce qui en fait sa beauté. Par les danseuses et des femmes dénudées, on peut voir l’influence de l’art indien. En découvrant les premières pages, le lecteur est frappé par les superbes décors foisonnants qui sont en contraste avec une épure dans les personnages. Ce contraste s’explique car Tezuka ne dessine pas tout mais dirige un atelier comme Hergé. De la même manière, des sauterelles sont parfois très précises comme tirées d’un livre de science ou juste esquissées pour l’action. Les visages sont souvent très arrondis et parfois très simplifiés pour montrer la bêtise – un brahmane qui fait des tours de magie pour obtenir à manger, a un visage caricatural. Le corps vieillissant du Prince est simplement dessiné mais parfaitement rendu.

Cette série marque une évolution dans le style du maître japonais. Ses dessins sortent déjà d’une grille rigide alors qu’on est en pleine ligne claire en France. Les cases démontrent le génie du cadrage de l’auteur – les lignes partent dans tous les sens mais tout est facilement lisible. Tezuka s’autorise tout et joue même avec le lecteur – un homme s’écrase contre le rebord d’une case pour montrer la fuite, une bulle du maître d’éducation frappe Siddhârta qui le conteste. Le corps change en quelques cases pour montrer les sentiments – amoureux, le corps de Chaprah redevient plus simple comme un enfant. Certains choix nous échappent – lors d’un tournoi, le public devient des cochons de plus en plus stylisés.

Après un foisonnement narratif, La vie de Bouddha bascule dans le château de Kapilavastu chez le roi et sa femme Maya – futurs parents du Bouddha. On a l’impression de changer totalement de personnages principaux et même d’époque – on est dix ans plus tard. On sort du foisonnement pour suivre un seul personnage principal qui va découvrir la rudesse du monde extérieur. On retrouve des idées communes – Siddhârta conteste l’inégalité de son monde, on suit l’éducation du prince autour de la science et l’art de la guerre. Tezuka appuie aussi sur la sagesse des enfants – Siddharta pose des questions naïves mais personne ne peut répondre.

Delcourt propose une véritable édition de prestige pour La vie de Bouddha avec une couverture rigide, des pages épaisses et superbement imprimées.

La vie de Bouddha est un chef-d’œuvre mondial de la bd. Visuellement, on a à la fois une leçon d’épure et un foisonnement. Lecteur, abandonnez le rationnel pour plonger dans  l’onirisme comme dans les Mille-et-une nuits. Les pages sur le bouddhisme donnent envie d’en lire plus mais le récit n’est jamais pénible. Le futur Bouddha est une personne tiraillée entre sa volonté sincère et son rôle social. Un chapitre triste et mystique peut se placer juste après un récit d’ambition et d’amour.