Critique « AU BOIS » : La nuit tous les chats sont gris

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Au Bois, libre adaptation du conte de Charles Perrault Le Petit Chaperon rouge, dépeint un univers urbain où deux femmes – mère et fille – doivent traverser un bois pour se rendre chez la grand-mère de la jeune fille.

Le texte, publié en 2014 par Claudine Galea (artiste associée au Théâtre National de Strasbourg), a été récompensé la même année par le Prix Collidram, un prix national de littérature dramatique décerné par des collégiens. Il est porté à la scène par Benoît Bradel, metteur en scène de la compagnie bretonne Zabraka et habitué des scènes subventionnées (il a pendant longtemps travaillé à la MC93 aux côtés de Jean-François Peyret). Zabraka s’intéresse à l’hybridation des genres et cherche à faire « se frotter les mots et les gestes, les fonds et les formes, à la recherche d’inventions et de langages », tel que l’indique la compagnie sur son site internet.

Dans Au Bois, les acteurs Raoul Fernandez, Emilie Incerti Formentini, Emmanuelle Lafon, Seb Martel et Séphora Pondi se partagent le plateau pour un spectacle éminemment adressé à la gent féminine. C’est un spectacle où « les femmes ne s’en laissent plus conter », pour reprendre la formule présente dans le synopsis. Claudine Galea, partant du constat que « les filles de plus en plus jeunes doivent se battre contre les garçons et les hommes », nous livre un texte où les deux personnages féminins au cœur de l’intrigue « ne sont plus des proies ».

Une place essentielle est accordée aux deux personnages centraux. La mère est avant tout une femme qui assume son corps, sa sexualité et ses fantasmes. Elle recherche le plaisir à travers la consommation immédiate de nourriture (industrielle), de boissons et de divertissement de masse. Le bois représente pour elle un lieu d’exotisme où elle voudrait se perdre, elle est à ce point déconnectée des réalités de l’agression sexuelle qu’elle désirerait que cela lui arrive. La fille, quant à elle, est une adolescente en quête de sorties et de liberté. Toutes deux, de par leurs références et leurs aspirations, semblent appartenir à la petite bourgeoisie intellectuelle.

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L’autre personnage central du récit, c’est le bois. Il est à la fois le lieu principal de l’action – le décor représente un jardin d’enfants dans un bois – et un personnage doué de parole (interprété par la comédienne Emmanuelle Lafon). Vêtu d’une matière similaire à celle du décor, c’est à travers lui que le spectateur reçoit l’histoire. C’est une sorte de narrateur, d’alter ego de metteur en scène, à la fois extérieur à l’histoire et complètement imprégné par celle-ci. Il fait le lien avec le public avec en brisant le quatrième mur. De la même manière, le personnage de la RumeurPublic, figuré en vidéo par d’autres acteurs, rappelle le chœur antique présent dans les tragédies grecques pour commenter l’action et influencer la réaction du public. Il est ici celui qui se nourrit des commérages et des qu’en-dira-t-on, celui qui est avide de faits divers. Cette vision interactive montrant, d’une part, les personnages du récit et, d’autre part, le narrateur et le chœur, témoigne d’une volonté de l’auteure (et peut-être aussi du metteur en scène) d’adresser un message au public, une morale.

La morale, c’est de se méfier des apparences. Le loup (le méchant, l’antagoniste) n’est pas toujours celui que l’on croit et parfois les chasseurs (supposés bons) sont pires que des loups. Si les loups représentent les garçons peu fréquentables, les bad boys en anglais, les chasseurs, eux, sont la métaphore des gentils garçons, serviables et dévoués. Mais « les loups c’était bon pour sa grand-mère / Les temps ont changé » dit le texte. Les filles d’aujourd’hui ne recherchent plus les bad boys, elles préfèrent « les garçons du voisinage », les supposés gentils. Supposés, car dans la version de Galea / Bradel, c’est le « gentil » chasseur qui est l’antagoniste, le violeur. Le loup dont on se méfiait tant n’est finalement que l’objet d’un fantasme : c’est pourquoi il faut se méfier des apparences. Mais de qui faut-il se méfier ? De tous les hommes ? Seulement des « bons » ? Peut-on vraiment cataloguer ainsi la gent masculine ? La morale est simpliste et trop évidente. Dès les premières minutes, nous savons que l’issue du spectacle sera le viol de la jeune fille par le chasseur, nous nous y attendons, ne serait-ce que par les quelques allusions qui sont faites au film La Nuit du Chasseur de Charles Laughton. Le spectacle ne fait le rapprochement avec aucun problème concret, ni l’inégalité salariale, ni les femmes battues, ni les femmes SDF qui font l’objet de violences régulières, ni les hommes et femmes qui subissent des répressions policières (donc de la part des « bons ») lors des manifestations. C’est un spectacle sur la bourgeoisie adressé à la bourgeoisie bien pensante en quête d’exotisme : celle qui ne connaît ni les violences ni les abus. Aussi la morale a-t-elle peu de chances de passer vraiment la rampe.

Il reste une grille de lecture possible : dans les contes n’imagine-t-on pas déjà la fin lors de la lecture ? Et la morale n’y est-elle pas non plus simplifiée ? Peut-être serait-il plus pertinent d’aborder le travail de Benoît Bradel d’un point de vue esthétique. Puisque le spectacle joue avec les codes du conte de fée pour les détourner (les comptines par exemple), s’en moquer, se les réapproprier, puisque les lumières confèrent à la création un rendu poétique accentué par la musique, nous pouvous y voir simplement une œuvre picturale. Mais est-ce suffisant pour faire théâtre ?

Le spectacle est à découvrir au Théâtre National de la Colline à Paris jusqu’au 19 mai 2018.