Critique de la pièce Les Essais de Montaigne au théâtre de Poche

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Le Mardi 16 novembre 2021, nous étions présents à l’une des représentations des Essais de Montaigne au théâtre de Poche. Le texte narratif est adapté et interprété par Hervé Briaux. 

Ce qu’il y a d’impressionnant, et ce qui fait le succès de cette pièce, c’est la prouesse d’une transposition d’un texte littéraire en drame à proprement parlé. Une métamorphose de la pensée intimiste d’un homme en pensée commune. Les Essais de Montaigne sont des pensées Humanistes, elles devaient être faites pièce de théâtre, car l’objectif d’un essai épouse la fonction théâtrale qui est de montrer le monde. 

Montaigne est un des premiers à donner des outils lexicaux pour se penser en tant qu’individu. Il ose et se rend capable de penser au Moi. C’est une introspection. Il dit par ses Essais que parler de soi est intéressant, car se connaître est indispensable pour approcher la connaissance de l’Homme, pour trouver sa place dans le monde, comprendre la vie, et son objectif. Mais la difficulté était donc de remodeler cette œuvre pour la faire coïncider avec le parquet. Chantal de la Coste et Hervé Briaux ont su oeuvrer ensemble pour réaliser cette pièce. 

La mise en scène est une pensée. 

La mise en scène est pensée par Chantal de la Coste. On ne peut pas parler de scène d’exposition, mais la première vue, est un ciel étoilé. Le décor est sombre. En arrière plan s’étend une toile noire d’où ressort des petites lumières, des strass pailletés représentant les étoiles.

Ce ciel nous plonge directement dans une atmosphère intimiste, la nuit, on fait silence, tout est calme. Le temps d’une journée propice aux songes, mais surtout aux réflexions, le ciel apparaît et l’esprit se réveille. Quelques notes de musique accompagnent ces apparitions et le silence qui se fait prépare l’esprit des auditeurs : on est disponible.

On aperçoit à peine l’acteur couché sur un oreiller à gauche de la scène. La scène est divisée en trois espaces avec un décor simple mais représentatif des pièces du château dans lequel se trouve Montaigne. La chambre est à droite. L’acteur est à terre. Ce n’est pas simplement son état physique que je décris ; certes, il est allongé au sol mais une lumière rougeâtre est projetée sur son corps, et le mélange de cette lumière sur la carnation naturelle de sa peau fait apparaître son torse dénudé comme un torse de terre cuite, comme un torse d’argile rouge. On peut penser naturellement à l’origine de l’homme, du moins à sa composition biologique, l’humus, la terre.

Cela annonce aussi le sujet. Il somnole, il veille et commence à raconter une histoire, le fait divers d’une civilisation. Il entre dans sa réflexion par une historie plaisante sur les habitudes et les coutumes humaines. 

À gauche de la scène, se trouve un pot pour la toilette, puis des fruits, seulement des grappes de raisin et de l’eau, ce qui représente peut-être la cuisine, mais cela peut tout aussi bien être une pièce du château proche de la chambre. Le raisin et l’eau sont des vivres très simples, des produits bruts de la terre. Lorsqu’il en mange, une musique aux notes de flutes de pan (instrument tout aussi simple et primitif) résonne et se balance de gauche à droite de la scène, elle représente peut être les connexions qui s’opèrent dans son esprit puisque après il s’assied et entame un long discours.  Ce fruit qui représente souvent l’abondance et le plaisir provoque un enivrement de la pensée et l’acteur passe au milieu de la scène.

Le centre de la scène est surélevé par un petit parapet recouvert d’un tissu noir, sur lequel est posé un tabouret noir. Ces éléments fondus dans le décor sombre semblent inexistants, mais surélève l’acteur, assis ou debout, fait de cet espace central le siège littéral de la pensée. Le centre est l’espace scénique central où se joue la pensée. La pensée incarnée par l’acteur.

Le Je(u) de l’acteur. 

En effet, quel jeu. Incarner une pensée, jouer une pensée, c’est difficile. Comment être la pensée de Montaigne, comment la matérialiser, c’est l’enjeu de cette pièce. Au début, l’auteur est torse nu, puis il revêt une chemise sombre, la referme puis la déboutonne quand il passe sur la gauche de la scène. Mais une fois au centre, tout habillé de noir, son visage se découpe et ressort de l’arrière plan noir, on oublie le corps. On se focalise sur son visage, la tête lieu de l’esprit et on écoute ses paroles, ici seul les mots sont l’action et on la suit simplement et facilement.

Briaux, rend ce discours souvent méconnu ou difficile d’accès, léger et facile. C’est d’une diction parfaite, tant dans la fluidité de l’énonciation de phrases complexes que dans le rythme de ses phrases construites élégamment avec un vocabulaire précis. Ce discours est profond mais léger car il est empreint d’humour et provoque le rire lorsqu’il dit des vérités. On retrouve ici la tradition de la correction des mœurs par le rire, en tout cas ici de l’acception de nos mœurs. Mais une autre raison qui fait que son jeu est appréciable est qu’il maitrise les idées de Montaigne comme les siennes. Effectivement, il a réadapté tout le texte. Il fait de son monologue une tirade dont nous sommes les auditeurs et les destinataires premiers. La pièce prend l’allure d’une conversation où l’on écoute.  

En dehors du langage verbal, il sait habiter la scène et sait jouer avec ses éléments.

 Il s’y accorde parfaitement. Assis au centre de la pièce, le visage face à nous, une lumière blanche vise son visage, le divisant en deux, au moment où il prononce ces mots : « je suis double », reflétant la recherche du Moi et la part encore inconnue. Les étoiles s’éteignent, on est hypnotisé  par la seule parole sur scène et on plonge dans ses méditations métaphysiques. Le rôle lui colle à la peau, un homme plus jeune aurait-il eu la prestance et la légitimité physique pour avoir un discours rétrospectif de toute une vie, et un homme trop vieux ne possèderait peut-être pas une telle vivacité d’esprit. L’acteur clôt par une grande exclamation jumelle d’injonction : « la vie est un combat » qui résonne encore quand notre esprit se trouve dans le noir. 

Notre avis sur Les Essais

Pour conclure, les Essais de Montaigne, chef d’oeuvre d’une pensée humaine, est, je crois, adéquat pour être joué au théâtre. Du moins Briaux et De la Coste ont réussi à le faire théâtre. Ils mettent en scène, en position centrale, cet « esprit divin », pourtant plein de contradictions, mais qui est fait  « naturellement pour chercher la vérité et la dire ». 

Le texte a été remodelé pour rendre abordable cette transmission de pensées profondes et complexes par la voix de Briaux qui discourt, qui discute avec nous. Le ton léger porte des idées pourtant lourdes de significations. On apprécie aussi ce discours plein d’humour qui permet de décompresser de certaines vérités énoncées.  

Le décor simple et épuré, l’éclairage et la musique aident à suivre et épousent le cheminement des pensées de l’acteur, mais permettent aussi de passer des lieux de la scène à l’esprit très simplement. 

Alors merci d’avoir fait parler notre humanité et d’avoir fait résonner la voix d’un homme qui n’a pas vécu la « vie de César », mais dont sa simple vie lui a suffi pour comprendre son être. Que tout âge voit cette pièce où un homme a fait l’exercice de se connaître.