Histoire d’amour sur fond d’espionnage, à moins que ce ne soit l’inverse… Une pièce déroutante à voir jusqu’au 28 février.
Ostkreuz, quartier de l’ancien Berlin Est. Mia, une touriste française, s’invite chez Heiner, féru d’informatique. La jeune femme va-t-elle changer de vie au cours de cette nuit ? A moins que ce ne soit une toute autre histoire qui se joue. Mia pourrait être une activiste en mission pour dérober le système d’invisibilité qu’Heiner met au point.
Attention. Vous n’allez pas croire ce que vous allez voir. Ou alors ne pas voir ce que vous croirez voir. Oui, c’est un peu compliqué dit comme ça, mais c’est tout le principe de cette pièce. L’auteur et metteur en scène, Guillermo Pisani, s’amuse à perdre le spectateur. Il nous force à nous interroger sur la véracité des choses, l’interprétation des faits, le bien fondé d’une information.
Le système pour devenir invisible: une scénographie ingénieuse
L’action se déroule dans l’appartement de Heiner. Un « squat » d’informaticien où sont répartis un lit côté jardin, un fauteuil côté cours et plusieurs écrans jouant également, pour certains, le rôle de tables ou dessertes. De nombreux câbles venant du plafond connectent les téléviseurs. Sur les écrans s’affichent parfois des images pour illustrer ou soutenir les propos des comédiens. Surtout, les écrans servent de traducteurs.
L’action se déroulant en Allemagne, l’auteur-metteur en scène voulait, à raison, faire jouer des comédien germanophones. Une vraie valeur ajoutée qui contribue à notre immersion dans cette histoire. Plutôt qu’utiliser un simple surtitreur pour traduire le texte allemand, Guilermo Pisani a eu l’ingénieuse idée d’intégrer la traduction dans la mise en scène : le hacker a mis au point un traducteur. Des micros répartis dans son appartement captent les paroles. Le logiciel traduit soit de l’allemand au français, soit du français à l’allemand, puis inscrit ainsi le texte sur les écrans. Les protagonistes peuvent activer ou désactiver le traducteur via une télécommande, ce qui permet d’en jouer à loisir. La musique également vient de la scène. Une platine vinyle, actionnée par les comédiens, joue du Kraftwerk.
Un parti pris audacieux mais qui a ses limites
L’action commence sur une jeune femme regardant la télévision, assise sur le fauteuil, et déjà, on constate le décalage entre ce qui se passe réellement sous nos yeux et ce que nous narrent les surtitres qui défilent sur les écrans. La jeune femme s’éclipse pour laisser place à Heiner et Mia. Mais très vite, une voix off nous raconte une toute autre histoire. De là, qui croire ?
Nous passerons alors notre temps à analyser, à dénouer le vrai du faux, voire à choisir. Choisir que ce que nous voyons est une banale histoire d’amour, l’histoire d’une jeune femme pétrie de doutes qui va peut-être faire basculer sa vie, mettre une croix sur ses obligations familiales et suivre ce haker dans une vie de bohème et d’interdits. Ou alors nous choisirons la version de la voix off, celle d’une activiste qui se fait passer pour une touriste française et qui vient ici pour démasquer un hacker et surtout lui voler « Le système pour devenir invisible ». Peut-être croit-il que Mia est une simple jeune femme qu’il a dragué quelques heures plus tôt. Peut-être sait-il qui elle est et ce qu’elle veut. Les zones d’ombre sont nombreuses. Le mystère reste entier. Les pistes de réflexion sont multiples.
C’est le genre de pièce que l’on emporte chez soi au sortir du théâtre. Pas un divertissement facile et léger aussitôt oublié une fois les lumières rallumées. Non, « Le système pour devenir invisible » ne laisse pas indifférent et on passe alors de longs moments à se rejouer les scènes dans sa tête pour savoir ce qui se racontait vraiment. Ainsi seront traitées les questions de la vérité des faits, les différences entre ce qui se passe et ce qui est raconté. Aujourd’hui avec internet qui nous permet un accès illimité à l’information, ce genre de question est plus que cruciale. Même si le web nous libère du monopole des principaux canaux d’information, nous devons être d’autant plus vigilants pour faire le tri et recouper les sources afin d’avoir les données les plus véritables et vérifiables. Tout en sachant que chaque histoire est différente selon qui la raconte et qui la reçoit, en fonction de sa culture, ses croyances, ses convictions politiques, sociétales et autres…
Rares sont les pièces comme elle qui ne laissent pas leur public totalement passif. On se sent soi-même auteur à essayer de refaire l’histoire, la tête emplie de questions.
L’auteur et metteur en scène nous formate tellement bien à cette gymnastique que nous remettons alors tout en question et nous nous méfions en permanence de ce qui est joué : Mia est-elle vraiment dans un état second suite à l’ingestion du space cake ? Heiner est-il vraiment un hacker ? Pourquoi ne se méfie-t-il pas plus ? Est-ce que ce sont seulement des billets de concerts dans la poche de Mia ou contiennent-ils des informations que cette dernière aurait du détruire comme le suggère la voix off ? Les surtitres qui traduisent les propos en allemand, nous disent-ils vraiment ce que les protagonistes racontent ?
C’est là que l’on peut émettre des réserves. Car ce qui apparaît comme des faiblesses peut également se justifier par ce parti pris. Finalement, on ne sait pas si on a affaire à des lacunes assumées ou non. Par exemple, le jeu de d’Heiner et Mia, est-il volontairement peu sincère au début ? L’hésitation de la voix off, jouée par Anna Rot est-elle voulu ou est-ce du au fait que le français n’est pas sa langue natale ? « Le système pour devenir invisible » nous interroge également sur les notions de surveillance, de protections de la vie privée. On pensera forcément à Orwell avec ces écrans sur scène, les micros évoqués précédemment. Heiner, avec la complicité de sa voisine, Inge, pirate la webcam et le micro de l’ordinateur des locataires voisins. Ainsi, cela nous rappel que la menace de l’atteinte à notre vie privée ne vient pas forcément d’une institution, de la police, de l’état, mais peut venir de n’importe qui.
Remue méninges, interrogations, et doutes
« Le système pour devenir invisible » est une pièce riche, complexe, qui offre un immense plaisir à essayer de démêler le vrai du faux. Rares sont les pièces comme elle qui ne laissent pas leur public totalement passif. On se sent soi-même auteur à essayer de refaire l’histoire, la tête emplie de questions.
Les réponses sont sans doute à trouver du coté de Robert Hatisi dont on salue la performance et l’extrême justesse. Il explique notamment à Mia qu’elle saura tout naturellement quand un élément sera vrai, que ça résonnera en elle, qu’elle sentira dans ses tripes comme une alarme qui lui dira que là, c’est la vérité. Délicieusement paradoxal de la part du seul personnage qui, de part ses imitations de Wolf Bierman et de Nina Hagen, joue ouvertement à ne pas être lui-même.
Auteur et mise en scène : Guilermo Pisani
Comédiens : Caroline Arouas, Clément Clavel, Guillaume Fafiotte, Robert Hatisi, Julies Lesgages, Ana Rot
Infos pratiques
Le Système pour devenir invisible au Théâtre de Belleville
94, rue du faubourg du temple, 75011 Paris
01 48 06 72 34
Du 17 au 28 février 2016.
Du mercredi au samedi à 21h15, le dimanche à : 20h30.
Un article d’Hervé Terrisse.