Rencontre avec Ballaké Sissoko et Vincent Ségal au Festival des SUDS d’Arles

0
467

Just Focus a eu l’opportunité d’interviewer Ballaké Sissoko et Vincent Ségal avant leur concert aux Alyscamps dans le cadre des Moments Précieux du Festival des SUDS d’Arles, le 18 juillet 2020.

***

Majdoline (rédactrice Just Focus) : Vous êtes des musiciens voyageurs. Vous avez sillonné le monde, voyagé avec votre musique. J’imagine que le voyage vous a également permis de découvrir d’autres musiques et d’être influencés par elles. Quel est votre rapport au voyage dans votre processus créatif ? Pourriez vous rapporter une anecdote de vos rencontres en voyage ?

Ballaké Sissoko : Le voyage est toujours à la demande des gens qui nous écoutent et il dépend de notre travail également. C’est la récompense du travail qu’on est en train de faire. On est très ouverts pour découvrir d’autres réalités.

Vincent Ségal : Tout seul en voyage il m’arrive de penser à des rencontres musicales qui peuvent être de quelques minutes.

Par exemple au Mali, je me souviendrai toujours des enfants espiègles et d’un en particulier. Il me disait « je peux jouer mieux que mon grand frère du tamani [1] ! ». Il a piqué le tamani de son frère sans le lui dire, il m’a époustouflé parce qu’il jouait vraiment pas mal mais il a explosé la peau ! Il a du bien se faire engueuler ! – Rires

C’est très important quand on est dans un pays étranger de regarder les enfants. Au Sénégal, j’apprenais les comptines d’enfants. Ce sont les premières choses que quelqu’un apprend, une comptine. Après il continue à évoluer sur sa trajectoire de vie.

Il y a certains pays où je savais que je n’allais pas revoir les gens car ce sont des endroits difficiles d’accès, ou en guerre… Je pense souvent à ces amitiés très fortes. Pendant le confinement j’ai beaucoup pensé à des amis musiciens pakistanais, indiens ou afghans… qui ont vécu des précarités inimaginables… Je ne vais pas me plaindre parce que là on est confinés pour quelque temps. Eux ils ont beaucoup de problèmes pour trouver les cordes, les instruments, pour pouvoir jouer, pour pouvoir chanter ! J’ai une amie iranienne violoniste en France. Elle a sorti un très bel album chez Accords Croisés. Une fois je lui ai dit « mais pourquoi es-tu venue à Paris chanter ? ». Elle m’a répondu « Parce que je ne peux pas chanter en Iran ! ». En fait toutes ces rencontres nourrissent mon violoncelle.

Majdoline : Quelles sont vos techniques de jeu et d’improvisation ? Suite à la sortie de vos deux albums, vous avez développé de nouvelles techniques de jeu ? Est ce qu’il y a des choses qui se sont révélées dans votre travail en duo ?

Ballaké Sissoko : Dès le début jusqu’à maintenant je suis très content car il y a beaucoup d’évolution au niveau du rythme et de l’improvisation. Avec les rencontres, on a eu beaucoup d’échanges. J’ai appris de nombreuses choses et lui aussi. C’est une vraie rencontre. Tout le monde a beaucoup travaillé de son côté même si on n’est pas tout le temps ensemble : on a l’esprit.

Vincent Ségal : Ballaké a intégré beaucoup de savoir. On joue tous les deux des instruments depuis très longtemps. Mais je dirais que lui a commencé professionnellement à voyager à 12 ans ! Moi je n’ai jamais fait ça à 12 ans ! – Rires.

Majdoline : C’était avec l’Ensemble instrumental national du Mali ?

Ballaké Sissoko  et Vincent Ségal : Oui !

Vincent Ségal : Suivant la situation, Ballaké s’adapte en fonction des musiciens avec qui il joue, un peu comme un grand sportif. Il préfère que ce soit une belle musique simple, mais au moins il est sur que ça tient. Il y a quelque chose de virtuose. Les grands virtuoses c’est ça : des gens qui se positionnent pour que ce soit confortable, pas pour écraser les gens. Pour cela je lui suis très redevable. Finalement on n’a jamais travaillé de morceau, on n’a jamais répété dans le sens on apprend un morceau, un répertoire. C’est à nous de faire le travail de notre côté tous les deux. Quand on joue on converse.

Les morceaux qu’on joue souvent sont les mêmes. Par exemple on commence toujours les concerts par le même morceau. En réalité on ne le joue jamais de la même façon. Il y a quelque chose qui n’est pas de l’ordre du répertoire. Les deux disques sont comme des photographies de ce qu’on faisait à ce moment là. Mais en fait, on jouait déjà depuis des années avant. On n’avait pas d’album. C’est Ballaké qui a investi. On a enregistré dans le studio de Salif Keita.

Majdoline : C’était en 2009, le premier album Chamber Music. Le deuxième Musique de Nuit a été enregistré sur le toit de la maison de Ballaké.

Ballaké Sissoko  et Vincent Ségal : Oui !

Vincent Ségal : Avant on jouait pendant des années mais sans forcément enregistrer. Après on a commencé à avoir des concerts. On a voyagé. Puis Ballaké s’est dit « si on a un album, c’est quand même pas mal » !

Majdoline : C’est finalement votre rapport avec le public et à la scène qui a précédé à l’enregistrement des albums.

Vincent Ségal : On joue déjà pour nous. Ensuite on commence à jouer notre musique aux voisins. Les gens écoutent, disent « ah c’est bien ce que vous faites ! ». Des gens qui nous connaissaient nous ont programmé justement parce qu’ils nous connaissaient. Par exemple à l’Opéra de Lyon, le programmateur qui connaissait Ballaké lui a proposé une carte blanche. Ballaké m’a proposé de jouer. Je lui ai dit « on n’est pas prêt ! ». Ballaké a dit « si si on joue comme ça ! ». C’est ce qu’on a fait. On n’a jamais changé ça en fait.

Majdoline : Pour revenir à votre processus de composition. Votre musique est l’héritage de la musique classique africaine et de plusieurs autres influences, qui sont à la fois des musiques orales, des musiques écrites… Votre musique est une conversation à deux. Vous n’écrivez pas forcément.

Vincent Ségal : De mon côté je vais toujours avoir un réflexe de noter. Avant j’avais des carnets où je notais des choses, des idées… Je le fais de moins en moins. Je suis persuadé que moins je lis, mieux je joue de toutes les musiques.

Majdoline : Il s’agit d’une forme de liberté de s’affranchir de la partition et de l’écrit.

Vincent Ségal : On connaît mieux quand c’est dans la tête. J’adore lire la musique, j’adore déchiffrer mais j’ai remarqué qu’avec l’âge, je préfère les concerts où je joue tout, sans lire une partition. Quand on lit on se préoccupe de choses qui ne sont pas l’essentiel même de la musique. L’oralité est l’essence même des arts, de tous les arts. Même chez les grands écrivains on sent l’oralité, le dire dans le texte. Les écrivains que j’adore sont les écrivains comme Flaubert. On sent qu’il parle, qu’il raconte…

Majdoline : Vous avez des ancrages très fort avec la musique traditionnelle notamment. Cela vous donne une grande forme de liberté. Souvent on pense à la tradition comme une conservation, quelque chose qui à trait au passé, qui est figé. Pourtant il s’agit davantage de prendre l’héritage du passé mais avec nos codes du présent, en faire quelque chose de nouveau. Quel est l’avenir de la musique traditionnelle notamment à l’échelle du continent africain ?

Ballaké Sissoko : C’est une très belle question. L’héritage du passé et de la tradition est en train de se perdre, en particulier pour les mélodies mandingues. Il y a des centaines et centaines de morceaux. Je travaille beaucoup avec des gens qui ont travaillé dans les années 1960. J’ai beaucoup de mélodies que je comprends. Je ne change pas beaucoup ces mélodies, j’essaye que ce soit à l’écoute. Cela m’a pris beaucoup de temps. Quand on parle de musique africaine traditionnelle on pense aux percussions tout de suite. C’est pourtant très diversifié, il y a plein de choses !

L’Ensemble instrumental national du Mali m’a aidé à partager avec d’autres familles musicales. C’est là que j’ai appris à développer mon oreille. Quand je joue, mes pensées suivent ces mélodies et je cherche autre chose. Il y a plein de collaborations que j’ai faites, d’échanges musicaux avec d’autres cultures. J’ai essayé de faire à ma manière mais en gardant l’essence de la tradition.

Vincent Ségal : C’est très compliqué d’expliquer ce qu’est une musique traditionnelle. Par exemple je n’arrive pas à avoir le son de mon professeur de violoncelle. Ballaké n’a pas le son de son père. Déjà d’une génération à une autre, c’est autre chose.

Kassé Mady Diabaté est pour moi un grand musicien traditionnel, un grand créateur, quelqu’un qui avait une grande mémoire. À chaque fois qu’il chantait, je voyais qu’il avait plein d’idées. Quand Ballaké était avec lui, il en avait à un point ! À son âge il avait cette connaissance qu’on aura. Je sais que j’ai déjà cela plus que quand j’avais vingt ans, mais lui c’était à un point important, il connaissait bien.

Dans chaque village il y a des gens qui ont influencé et été des créateurs dans la musique traditionnelle. Partout dans les endroits où je suis allé, en Irlande, en Écosse, en Afrique, en Inde… j’ai vu à quel point, la chose la plus importante, ce sont les musiciens qui ont marqué individuellement. Ceux avec une telle force de caractère et de musique que les gens en parlent. On se rend compte qu’à chaque époque quelque chose que l’on croyait traditionnel ne l’est pas. J’entends un solo, en me disant : « ça c’est une façon traditionnelle ». On me dit « non en fait le guitariste a repris une phrase d’un musicien que les guitaristes aiment bien ». Quand on joue, Ballaké a plein de phrases qui datent de l’Ensemble instrumental national du Mali mais, il les met à sa manière. Parfois on les décale nous même et c’est bien ! Pourquoi pas ?

[1] Le tamani est un tambour d’aisselle. Il se joue à l’aide d’une petite baguette en bois recourbée pendant que les doigts de l’autre main se posent sur la peau. La tension de la peau est modulable en pressant l’instrument sous son bras. Son extraordinaire modularité sonore lui a donné le surnom de « Talkingdrum », le tambour qui parle.

***

Fin de l’interview.

Just Focus remercie chaleureusement Ballaké Sissoko et Vincent Ségal d’avoir accepté de répondre aux questions et le Festival des SUDS d’Arles d’avoir rendu cette rencontre possible.

VIDEO

Photos : Marion Poudevigne et J.Paul Gambier