[Interview] Rencontre avec Bravin et Stan de Jaffna

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Le duo parisien Jaffna, signé sous Intuitive Records, le label de Thylacine, nous a livré Retrogade un deuxième Ep en avril dernier. Après plusieurs rendez-vous manqué, nous sommes enfin parvenu à rencontrer Bravin et Stan. Justfocus fait le plein d’exclusivités dans cette interview !

Bravin est originaire du Sri Lanka ; il est né et a grandi en Allemagne avant de vivre à Londres puis à Paris. Stan lui est parisien, il a grandi à Montrouge et se destinait à devenir chef de cuisine. Mais ça, c’était avant que sa sœur ne lui présente Bravin et que soudain naisse l’envie de faire de la musique ensemble. Aujourd’hui, leur projet est devenu réalité et, c’est deux Ep plus tard que nous les rencontrons.

Au départ, nous avions pris rendez-vous en juin. Et puis le travail, les aléas de la vie, l’approche de l’été, des festivals… Le rendez-vous a été reporté à septembre. Mais quel rendez-vous ! C’est chez Mr. Culbutot, dans le vingtième arrondissement de Paris, que je retrouve les deux membres de Jaffna pour une petite heure de papotage en toute tranquillité. Un moment savoureux et totalement décontracté !

Jaffna

A quelle moment vous avez commencé à vous intéresser à la musique ?

Bravin : J’ai commencé tôt avec une formation classique. En arrivant à Paris, j’était intéressé par tous les styles de musique (pop, hip hop…), mais pas tellement électro. Quand j’ai rencontré Stan, c’est lui qui était vraiment dedans : il faisait beaucoup de soirées, il connaissait les endroits de la scène électro. Un jour on a fait quelques concerts, il m’a fait écouter de la musique et on a voulu essayer nous même.
Stan : Lui, il commençait à produire des musiques de pub et de film. J’étais intéressé par ce qu’il faisait, mais je n’avais aucune notion de musique, à part un peu de guitare quand j’étais plus jeune (2/3 ans) et en écouter beaucoup. Mais on a commencé à créer ensemble. J’ai apporté ma touche électro, lui sa formation classique et on s’est connecté ensemble.

Quel a été le déclic pour créer votre projet ?

Stan : On a composé 8/10 morceaux. Les gens nous disaient que c’était bien mais on voulait avoir un retour plus concret. Je connaissais un peu Thylacine et on lui a simplement envoyé un message : « Salut, voilà ce qu’on fait. Est-ce que tu peux nous donner un avis ?« . Il a répondu qu’il adorait et qu’il voulait nous signer. C’est là qu’on a compris qu’on pouvait se lancer !

Dans quel état d’esprit est-ce que vous êtes quand vous créez ?

Stan : Comme on est encore en train d’apprendre de nouvelles choses, on ne se fixe aucune règle en terme de composition. On s’est installé un home studio chez Bravin. En général, on va vers des sons qui nous plaisent : on essaye plein de sons et quand on en trouve un, on commence à tourner autour, à essayer des voix… Les morceaux qu’on a sorti sur nos Ep ne ressemblaient pas du tout à ça au début et se sont transformés à force de les retravailler. On aime bien bosser avec d’autres personnes aussi comme Dyllan ou Anna Majidson. William de Thylacine nous fait aussi de gros retours qui comptent beaucoup pour nous.
Bravin : On suit aussi beaucoup d’artistes qu’on adore, très différents et parfois en écoutant un peu ce qu’ils font, on trouve de nouvelles pistes à explorer. Récemment, un qui m’a beaucoup inspiré c’est Jon Hopkins : il m’a donné des idées pour un nouveau morceau.

Dans votre projet, on sent l’influence de la culture du Sri Lanka à commencer par le nom du groupe, Jaffna, qui vient de là-bas. J’ai l’impression que ça se ressent aussi dans vos compositions, dans les sonorités que vous apportez…

Stan : Dans Eleven surtout…

Oui tout à fait !

Stan : ça c’est arrivé par hasard, c’était vraiment pas fait exprès. On voulait tester des textures de voix, avec un plugin qu’on venait de découvrir. J’ai chanté plein de choses, Bravin a tout enregistré et on a fait des superpositions ; on a ajouté les textures et plein de trucs… et on est arrivé sur un son ethnique.
Bravin : C’était vraiment instinctif, on s’est pas dit, on va faire un truc un peu ethnique.
Stan : En terme de composition, c’est ce qui était le plus intéressant pour nous deux parce que ça s’est fait de manière hyper fluide.
Bravin : Moi je suis tellement influencé par ça… Il se pourrait que ce soit arrivé intuitivement. J’écoute beaucoup de musique indienne, j’adore Allah Rakha Rahman notamment. Mais on est tombé là dessus et c’était comme une évidence !

Dans ce que j’ai lu, vous racontez que composer ensemble était une expérience nouvelle au départ avec beaucoup d’expérimentation et de recherche. Qu’est-ce qui a changé depuis Ripples, votre premier Ep ? Est-ce que vous savez où vous allez avec Retrograde ?

Bravin : Je crois qu’avec Ripples, comme c’était notre premier, on était un peu plus ouvert. Entre les deux Ep on a eu de nouvelles influences, on a évolué sur la technique et ça nous a beaucoup aidé. On a aussi eu une influence de musique un peu rétro, des années 80, synthé…
Stan : C’est vrai que sur le premier Ep on avait pas de références. C’était le début…On avait une quinzaine de musiques et on a du en choisir 4. Sur le deuxième on s’est vraiment laissé influencer par les sons rétro.

C’est étonnant, on ne sent pas le côté rétro 80 comme chez beaucoup de groupe aujourd’hui.

Bravin : Notre son n’est pas 80’s pastiche. On voulait garder de la modernité dans les compos, mais avec un son rétro.
Stan : Après, on ne se fixe pas un style précis. L’avantage, c’est que comme personne ne nous attend vraiment, du coup on peut faire un peu ce qu’on veut. Peut être que sur le prochain Ep ce sera encore différent… ça sera pas du rock mais ça sera un autre délire !

Vous avez une idée plus précise de ce vers quoi vous allez aller quand vous commencez à composer ou vous laissez l’idée filer ?

Bravin : Ce qui s’est passé avec Eleven est un bon exemple. On est resté sur ces premières 30 secondes et on est parti là dessus. Mais après c’est un morceau qu’on a travaillé presque pendant un an. Il a énormément changé.
Stan : On s’est demandé si le début n’était pas trop différent de la fin… Est-ce que ça part un peu trop loin ? En tout cas, on s’est rendu compte tous les deux qu’on commençait à être attiré par les trucs un peu plus dark. C’est peut être par période… Si ça se trouve dans 2 ans on aura envie de faire des trucs très gentils, on sait pas. Mais en ce moment on est plutôt dans ce mood.
Bravin : On ce moment on a peut être 10 titres en création. Des nouveaux, des débuts… 
Stan : Il y en a qui dure une minute, certains sont encore des maquettes…
Bravin : Mais il y en a un qu’on a bien travaillé.
Stan : On l’a envoyé à Thylacine et il nous a recommandé de le bosser à fond.
Bravin : Peut être un nouveau single…

Comment vous décidez qu’un titre peux faire parti d’un Ep ou mérite de sortir ?

Stan : Thylacine nous donne son avis et il est de très bon conseil, mais nous décidons au final. Parfois on hésite, on se demande si un titre est cohérent avec le reste de l’Ep par exemple. Mais on est vraiment soutenu. C’est un tout petit label : il y a William et deux autres personnes, on a tous le même âge, on se parle comme des potes. On décide ensemble… Il y a pas de pression.
Bravin : C’est une petite famille ! C’est ça qui est sympa.

Retrograde, leur deuxième Ep

Retrograde, c’est le titre de votre deuxième Ep : Pourquoi ce titre ?

Stan : On s’est dit que comme on utilisait pas mal de sample rétro des années 80, ça collait bien.
Bravin : On était vraiment inspiré par ces sons, cette époque. Et aussi parce que comme on en train de changer d’idée, c’était une façon de nommer ce moment de notre créativité. Pour pouvoir partir sur autre chose après, sur un autre délire.

Une façon d’archiver cette période en quelque sorte…

Bravin : Oui exactement !

Comment s’est fait le choix des voix ?

Stan : Il n’y avait pas de voix au départ.
Bravin : Pour Beyond on avait déjà l’idée, on avait créé, c’était même fini. William nous a suggéré de mettre une voix sur ce morceau. Il a bossé avec Dyllan et nous a donné son contact.
Stan : Du coup, on lui a envoyé un message, elle nous a envoyé des premiers essais. On aimait pas trop, on a retravaillé… il y a eut pas mal d’échanges. On a finit par trouver ça : quelques vocalises avec quelques mots et ça marche super bien.
Bravin : Anna Majidson, je l’ai rencontré à Paris lors d’une soirée. On est devenu pote. Lorsqu’on a commencé à travailler Wish You Knew on s’est dit avec Stan que ça serait pas mal de faire chanter Anna là-dessus. On lui en a parlé et elle nous a dit : « Oui je suis chaud !« 
Stan : Elle avait écrit les paroles, elle est arrivé, elle a enregistré : Salut, Merci ! Elle était hyper inspirée et très professionnelle.
Bravin : C’était super facile !

Vous disiez que vous avez une attirance sur les sons dark en ce moment. ça se ressent dans cet Ep. Composer de la musique, c’est mettre un peu de soi. Quel sentiment vous vouliez faire passer ? Quelque chose dont vous vouliez parler ?

Stan : Quand j’écoute de la musique, j’aime bien me sentir mélancolique, parce que c’est là que je ressens le plus de choses. Je pense qu’on a essayé de composer cet Ep – comme Bravin aime bien composer de la musique pour les films ou la publicité – en imaginant des images. Je ne sais pas si on a ressenti exactement les même choses sur chaque son, mais en tout cas, parfois on se regardait et c’était fort !
Bravin : Pour moi, avec une formation classique, c’est ce que j’adore dans la musique. Cette sorte de nostalgie, de mélancolie. J’adore jouer du Chopin, c’est un compositeur qui est dans cet esprit et qui me touche beaucoup. J’aime bien quand je compose m’imaginer un peu des films et des choses comme ça.
Stan : De temps en temps, c’est ce qu’on fait : on prend des images qui existent déjà et on voit si la musique passe bien dessus ; juste pour voir si ça marche.

Est-ce que le clip de Beyond a été fait dans ce mood là ?

Stan : Tout à fait oui !

Il y a une vraie histoire dans ce clip… un peu en suspens d’ailleurs. c’est frustrant …

Stan : Ce qui s’est passé, c’est que j’ai revu un pote de collège que je n’avais pas vu depuis très longtemps. Lui s’est lancé dans la vidéo et il est spécialisé dans les images sous-marine. On a toujours imaginé de l’eau avec le titre Beyond curieusement. Il m’a dit : « J’adore ta musique, faudrait qu’on fasse un clip« . On avait besoin d’un clip : c’était parfait ! Il a bossé avec une réalisatrice qui est venu nous demander si on savait où est-ce qu’on voulait aller. On voulait pas forcement une histoire très compliqué, juste des belles images, de l’eau. Elle nous a proposé ce petit court métrage, avec juste deux plans ; l’eau et la chambre. On a trouvé ce petit mec qui est trop mignon pour jouer dedans et ça colle ! Je suis vraiment fier de ce clip ; quand je le regarde il me laisse encore de l’émotion.

D’autres clips de prévus ?

Stan : Pour l’instant non. On est dans un petit label et ça coûte cher de faire une vidéo. On verra… Il faudrait que ça marche un peu plus pour nous pour pouvoir développer ce type de projets.

Vous parliez de Jon Hopkins tout à l’heure et de Allah Rakha Rahman parmi vos influences, est-ce qu’il y en a eut d’autres pour Retrograde ?

Bravin : Sur le côté un peu rétro on a beaucoup écouté John Carpenter et la BO de Stranger Things. J’ai écouté beaucoup de Kiasmos et de Moderat aussi.
Stan : Moi j’ai écouté plein de sons par forcément très connus, ça m’a beaucoup fait réfléchir à ceux que je voulais. On a surtout beaucoup travaillé des sons de basse. On a découvert plein de trucs sur logiciel. On a bien évolué entre les deux Ep techniquement.

La rançon de la gloire

Est ce que vous avez réussi à faire voyager votre musique ?

Stan : Sur Spotify ça a vraiment bien marché. On a presque 8 millions d’écoutes. On est beaucoup écouté aux Etats Unis, au Canada et en Amérique latine.
Bravin : En Europe pas mal, en Turquie…
Stan : C’est jamais autant qu’on le voudrait, mais c’est déjà pas mal. On aimerait bien que notre musique soit écoutée au Sri Lanka ou en Inde. En ce moment on travaille avec un mec qui joue du tabla, du coup on aura peut être un projet avec lui. En live ça rend super bien.

Comment vous voyez la suite ?

Stan : Pour commencer, on va sortir le morceau sur lequel on est en train de travailler. On va reprendre la tournée avec Thylacine ; on va faire sa première partie à partir de janvier. On travaille aussi avec André Manoukian sur un projet de musique ethnique arménienne. Lui sera au piano, il y a un joueur de tabla et un joueur de doudouk (flûte arménienne). Nous, on rajoute la touche électro par dessus tout ça.
Bravin : On a fait une résidence avec lui cet été à Chamonix et quelques concerts. Si on arrive à bien bosser avec lui jusqu’à décembre, ça devrait déboucher sur un Ep et une tournée en temps que Jaffna.

Que de super nouvelles… Et en exclusivité !! J’ai bien fait d’attendre septembre pour vous rencontrer ! A quand un album ?

Stan : On s’est posé la question et on s’est dit : « Si on sort un album qui l’attend vraiment ?« . On a pas encore une fan base assez grande pour l’instant. On a pas envie que notre travail passe à la trappe, ça serait dommage. On va attendre un peu.

Vous aviez tous les deux des activités professionnelles avant Jaffna. Est-ce que vous arrivez à en vivre ?

Bravin : Moi je suis toujours prof de musique et on a toujours des extra. C’est pas facile parce que moi je travaillais 3 jours par semaine, mais Stan était chef de cuisine presque 6 jours par semaine : il restait qu’un jour pour travailler ensemble. Parfois on s’envoyait des choses, on en parlait, mais c’est plus difficile quand on se voit pas. Maintenant on a plus de temps, on bosse, mais pour vivre de ça, on a gardé un boulot à côté.
Stan : Moi je touche encore le chômage de mon ancien travail et je fais des extra dans des bars. Tout coûte cher, le matériel… tout ça. La première année, j’ai travaillé comme un fou et quand on a sorti le premier Ep, j’ai décidé de m’arrêter un peu et de me lancer à fond dans le projet pour voir comment ça se passe. Mais si ça marche pas je retournerai en cuisine, c’est pas un drame. Là j’arrive bientôt à la fin de mes ressources, mais ça avance bien. On apprend plein de trucs et vivre des concerts, c’est exceptionnel. Jamais j’aurais pensé vivre de ça, surtout que je ne viens pas du tout de la musique.

Beaucoup de gens se lancent dans des projet musicaux aujourd’hui. Vous avez quelques conseils ?

Stan : Aujourd’hui on peut bosser de chez soi juste avec un ordi et un clavier. Petit Biscuit l’a fait
Bravin : Madeon, Flume aussi. Avec la musique électro, tu peux commencer plus facilement. Mais ce que je trouve intéressant surtout, c’est que maintenant, si tu veux collaborer avec d’autres artistes, c’est beaucoup plus simple. Comme nous, travailler avec Dyllan qui est à Los Angeles et qu’on a jamais rencontré en vrai. Je trouve ça vraiment génial.

Playlist

Qu’est-ce que vous écoutez en ce moment ?

Bravin : Bah justement, il y a le dernier titre de A. R. Rahman qui vient de sortir… Et puis Travis Scott et Eminen.

Stan : Moi j’écoute un groupe de deux italiens qui s’appelle Hiver. C’est un peu de l’acid techno, j’aime bien ça.
Il y a le dernier morceau de Lil Silva qu’on aime bien. La reprise de You’re High de Agar Agar.

Bravin : J’ai écouté le dernier titre de The BlazeQueens.  La musique est pas mal – j’attendais plus – mais le clip est magnifique.

Ici se termine notre entretien qui a duré une bonne trentaine de minutes et qui a continué de façon plus informel autour d’un verre.

Ces deux gars, tranquilles et faciles d’accès ont vraiment la niaque et on ne doute pas un instant qu’ils parviendront à donner à leur musique la dimension et la place qu’elle mérite dans le paysage de l’électro française.

Retrograde

Quand on écoute leur musique, on comprend qu’elle ait pu plaire à William de Thylacine. 

Dans cet Ep, on sent bien une progression. On part de quelque chose de très planant, on monte, on se balade sur différents rythmes. On ressent vraiment l’influence de Kiasmos que Jaffna site régulièrement.

Beyond est le premier single issu de cet Ep. La voix de Dyllan est complètement prenante. Le rythme est lent et la musique lancinante. Le son semble être un écho venu des profondeurs.
Nightfall permet de poursuivre le voyage. Lent, lui aussi, ce titre est dans le même esprit : un peu plus mystérieux et sombre, comme si on fuyait quelque chose. Une voix féminine hante en fond et ça monte en intensité.
Euphoria est peut être le morceau le plus convenu. Le rythme est plus soutenu, la construction électro y est plus traditionnelle. C’est peut-être le moins intéressant même s’il reste très réussi.
Dans un autre registre, Wish You Knew est plus Hip-Hop / RnB. La voix de Anna Majidson est idéale : vibrante et soul. On sent un côté désabusé et un agacement. La mélodie coule, le rythme saccadé vient créer de l’urgence. Stan et Bravin nous explique : « Ce morceau ne devait pas être dans l’Ep au départ. On l’a rajouté à la toute fin, William nous a dit qu’en fait il était bien et ça serait bien de le mettre. Quand on a ajouté la voix, on a tout de suite pensé à Anna. Pour nous c’était elle. On était sur que ça marcherait.« 
Eleven est l’apothéose voulu de cet Ep. Cela rappelle un peu la Goa et la Transe. On sent une inspiration du Sri Lanka intuitive donné par le duo. Le piano vient apporter douceur et profondeur là où tout le reste s’évapore. Le rythme lent donne envie de se poser. Sans aucun doute le morceau le plus abouti (leur préféré et celui de William aussi). On sent bien en effet la cohésion dans la composition, la communion entre les deux compères et leur volonté de créer ensemble. C’est une très belle façon de conclure l’Ep.

Retrograde est l’affirmation d’une belle identité musicale en devenir.