Il s’appelait Clément Seymour Dodd.

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Je suis amoureuse du reggae. Et c’est grâce à lui.

Mais j’ai deux problèmes : le manque de communication relatif à ce genre musical et l’oubli des producteurs actuels quant aux bases de celui-ci. Car oui, j’estime que pour faire aimer, et susciter l’intérêt des auditeurs, il est nécessaire de leur expliquer d’où viennent ces sonorités, et surtout, quelles personnes ont participé à leur émergence, leur évolution.

Pourquoi m’intéresser à ce genre musical doux et lent, alors que l’heure est à la précipitation et (parfois) à une certaine brutalité sonore ? Il s’agit, en effet, d’une question rhétorique. Mais ce qui me fascine aussi, est  l’identité si propre que cette musique contient. C’est son histoire oui, c’est elle, que retransmet cette musique, et qui me fait ainsi vibrer.

Afin que vous puissiez situer le personnage et mesurer l’ampleur de son travail, Clément Seymour Dodd, dit « Sir Coxsone », est tout simplement l’homme ayant permis à une musique de naître et de se répandre dans le monde entier.

L’art du partage musical

Né le 26 janvier 1932 à Kingston (Jamaïque), Coxsone détient un amour inné pour la musique en ayant grandi dans une famille de mélomanes. C’est d’ailleurs dans la boutique de ses propres parents qu’il testera sa première sono. 

Jeune galérien des années 40, dans une Jamaïque sous le joug de l’Angleterre, sans travail et sans horizon pour ses jeunes, Clément Seymour Dodd passe les saisons en Amérique du sud, à cultiver la canne à sucre. Et c’est là bas qu’il découvrira le Rythme And Blues qu’il souhaite faire découvrir au peuple jamaïcain.

C’est en 1954, de retour d’une de ses saisons, que Coxsone crée son propre sound system, avec sa propre sono : le « Sir Clement Downbeat » (ou « Downbeat sound system »). Coxsone reste cependant très cantonné au rythme’n’blues américain et ne diffuse pour l’instant aucun morceau local. Voyant que la mayonnaise prend, il décide de se rendre régulièrement aux Etats Unis afin de dénicher chez les disquaires des morceaux encore inexistants sur les ondes et le sol jamaïcain. 

Malgré son jeune âge, Coxsone a rapidement compris que l’aspect inédit de ses diffusions lui donnerait un avantage indéniable sur ses concurrents (le milieu du sounds system étant soumis à une concurrence très rude à l’époque). Celui-ci redoublera alors d’imagination afin d’être le seul à détenir certains titres en Jamaïque, allant jusqu’à effacer les titres des pochettes et des galettes et de les remplacer par d’autres afin d’être sûr qu’aucun autre que lui ne pourrait retrouver le morceau. 

Le succès grandissant de son sound system le poussa très vite à se dédoubler, que dis-je, se quintupler en créant de véritables « filiales » afin de pouvoir être présent dans plusieurs soirées à la fois. Il se créa alors une véritable équipe de selecta (en achetant 5 fois chaque morceau pour qu’aucun de ses publics ne se retrouve laisé) afin que ses selections tournent dans le plus d’endroits possibles. Et cette équipe ne sera pas des moindres puisque constituée des plus grandes figures du roots reggae : Pince Buster, Lee Perry, King Stitt ou encore U Roy !

Un visionnaire

Si Sir Coxsone sait faire bouger les foules, cela ne lui suffira pas très longtemps puisqu’il décidera dès la fin des années 50 de produire des artistes locaux en créant son premier label : « World disc ». Poussant la chaîne de production à son maximum, il ouvrira en 1959 sa boutique : « Coxsone’s music city ».

La création d’un véritable empire dans la production musicale est une première à l’époque pour la Jamaïque.

A la recherche de l’efficacité et du tube qui fera vibrer la foule, Coxsone enregistre rapidement des dubplates (enregistrement de morceaux inédits en un seul exemplaire) afin de tester les sons sur son public en sound system et d’évaluer leur efficacité. Les titres ayant eu le plus de succès auprès du public seront ainsi par la suite édités en grandes séries.

1962, c’est l’année qui changera à tout jamais l’histoire du reggae. C’est en effet à cette période que naîtra le légendaire, prolifique et incontournable label « Studio One ».
La Jamaïque dispose en effet d’un potentiel incroyable avec une langue anglaise mélangée à un patois jamaïcain donnant une sonorité reconnaissable parmis des milliers à tous les titres interpétés par des artistes locaux.
Tous les dimanches s’organiseront alors des auditions au sein du studio, dirigées par Lee Perry, lui même accompagné du légendaire groupe des Skatalites. 

En à peine 10 ans, Studio One deviendra le label de référence en Jamaïque où des jeunes artistes inconnus, trouveront une oreille assez ouverte et visionnaire pour les sortir de l’ombre. C’est ainsi que Bob Marley and The Wailers, Toots and the Maytals, Ken Boothe, Alton Ellis, Horace Andy, Jackie Mittoo, Dennis Brown, Burning Spear, John Holt, Dawn Penn, Freddie McGregor et beaucoup d’autres passeront, un jour où l’autre, par la case Studio One. 

Une trace indélébile

Coxsone et son studio seront donc à l’origine de toutes les phases du « reggae » en commençant par le ska, puis passant par le rocksteady, le reggae, et le dancehall.

Précurseur dans l’âme, le producteur avait du flair et savait quelle voix et quel style allait faire vibrer son public au fur et à mesure des années et des modes. Non seulement producteur, Coxsone fut le créateur de véritables modes, en influençant les tendances avec ses productions novatrices. 

Les années passèrent et l’émergence de la production indépendante jamaïcaine ainsi que les tendances du producteur à oublier de verser leurs royalties aux artistes, auront quelque peu raison de lui  et Coxsone perdit sa place dominante dans le milieu (tout en restant cependant un producteur incontournable de reggae, mais également de dub dans les années 70).

Le climat de violence présent en Jamaïque dans les années 80 poussa Coxsone à quitter son pays, pour réaliser son rêve de gosse : s’installer aux Etats Unis en y installant bien sûr son studio au 3135 Fulton Street à New York pour quelques années. Mais on ne déracine pas un arbre comme cela, et c’est tout naturellement que le producteur retourna sur son île par la suite. 

 5 mai 2004, à Kingston, retour à la case départ, où tout a commencé. Clément Seymour Dodd s’éteindra en emportant avec lui encore tellement de projets. Durant les trois semaines précédant sa mort, il avait en effet enregistré 20 morceaux avec le groupe anglais The Blackstones (premier album enregistré avec un groupe anglais) et prevoyait de refaire une ultime tournée avec son Downbeat Sound System.

4 jours après sa mort, la rue de son studio (« Brentford Road ») fut renommée « Studio One Road », afin d’ancrer, encore un peu plus, l’importance de cette formidable époque dans l’histoire de la Jamaïque.

L’héritage

En une dizaine d’années, Studio One sera devenu la référence en matière de production de reggae. Le label aura accompagné celui-ci à travers toutes ses mutations. Le label Soul Jazz records a d’ailleurs créé une collection de vynils (dont nous vous avions parlé il y a quelques mois) retraçant l’histoire du label, et du reggae, en selectionnant ses morceaux cultes.

La preuve ultime de l’influence considérable du label sur le reggae actuel se ressent dans les riddims (aussi appelés « samples », dans le milieu electro) créés à l’époque et qui sont toujours utilisés dans les productions actuelles et évidemment, toujours joués dans les sound systems du monde entier.

Clément Seymour Dodd a tout simplement donné naissance à la production musicale jamaïcaine, en donnant les moyens à de véritables trésors d’éclore.

Il s’appelait Clément Seymour Dodd. Et vivra toujours à travers notre amour infini pour cette douce et lente musique.