Les rapprochements entre divers domaines artistiques sont courants. S’il est fréquent de voir les passerelles qui se créent entre cinéma et littérature, il est moins habituel de trouver des points de contact entre littérature et jeux vidéo. Californium, un jeu indépendant signé Arte France et Darjeeling, fait le pari de transposer tout l’univers propre à l’écrivain américain Philip K Dick sur PC. Californium : une réussite inattendue ou un coup de bluff qui se dégonfle ? Just Focus a testé cet ovni vidéoludique et vous répond !
Un gameplay minimaliste pour une immersion maximale
Bienvenue dans les années 60, plus précisément en 1967 à Berkeley. Vous incarnez Elvin Green, un écrivain dans la tourmente professionnelle et sentimentale. Théa, votre femme vient de rompre et votre éditeur Don vous convoque pour de bien mauvaises nouvelles. Fatigué d’être abusé par la vie, d’être toujours sur la ligne rouge, dans l’excès et l’aspiration du vide… Les certitudes de votre monde s’effritent, la solitude et la peur de la page blanche vous acculent, et soudain… d’autres mondes, d’autres réalités s’offrent à vous. Californium tend à promouvoir l’exploration et le dépassement de soi. On ne peut aborder le jeu selon les standards classiques. Le jeu fait le choix d’une vue à la première personne et d’un gameplay épuré : vous pouvez avancer, reculer, aller à droit, aller à gauche et courir. Le reste se fera entièrement à la souris, pour cliquer et déplacer le curseur. Ici, il n’y a pas d’inventaire, pas de récit interactif, pas de choix, pas d’accumulation d’expérience ou d’ennemis. Le joueur est débarqué sans indications. Perdu, il commencera alors son étrange exploration. Chaque lieu est une découverte où il vous faudra repérer toujours le même symbole, dont le nombre est défini par un chiffre romain sur une télévision (il est donc nécessaire de repérer la télévision). Dès que le symbole se présente, votre curseur prend une forme triangulaire, et en cliquant dessus, la réalité de votre monde se transforme… Cela crée une zone différente, avec de nouvelles couleurs, de nouvelles formes et objets. C’est une sensation bien étrange que l’on éprouve devant son écran, en assistant à la curieuse mutation de son environnement… Et il y a ce bruit, si particulier, comme une succion, qui marque l’aspiration de la réalité au profit d’une nouvelle…Quelques bugs sont d’ailleurs à déplorer, ils sont souvent liés aux changements d’environnement.
Le style graphique de Californium est assez marquant, avec une recherche faite sur la palette des couleurs. Le premier niveau mise sur les tons chatoyants dans un dégradé d’orange à jaune, alors que le second offrira une palette de couleurs sombres, du noir au violet. Le dernier qui est plus futuriste tente une association de couleurs plus criardes. Soyons honnêtes, ce n’est pas des graphismes full HD que vous trouverez ici, et on aurait sans doute aimé des textures mieux finies. Mais le charme opère et les personnages en 2D, qui font très « bande- dessinée », ne s’oublient pas. Il est d’ailleurs amusant de noter qu’ils feront du 360 degrés pour se positionner toujours en face de vous et éviter que l’on repère le manque de volume. La bande-son est travaillée, le doublage plutôt appréciable et soigné, la musique est sans doute le point fort du jeu. Les thèmes sont souvent psychotropes, la musique s’adapte très bien au sujet du jeu. Tout comme le décor, c’est une réelle métaphore du délire. Il n’est de secret pour personne que Dick consommait des drogues et faisait parfois preuve de paranoïa. Californium est un voyage indicible dans une conscience perturbée. Mais là où le jeu excelle c’est dans cette volonté de ne jamais trancher : rien ne dit que les réalités abordées sont uniquement le fruit d’un délire ou d’un processus d’imagination. Le doute plane toujours et ce n’est pas la fin qui permet de clarifier pleinement la question. Chacun ira donc de son interprétation.
L’ode à Philip K. Dick
Californium revendique dès le départ son attachement à Philip K Dick, que cela soit par le choix du personnage principal ou par les thématiques abordées. Elvin Green n’est pas seulement un écrivain, c’est l’essence même de Dick. Sans spoiler les éléments scénaristiques, des allusions et faits marquants sont disséminés ici et là, pour donner la puce à l’oreille. Celui qui est fin connaisseur de Dick comprendra directement qui est vraiment Elvin. Il faut dire que Californium est un puits sans fin de références littéraires. Philip K Dick n’est pas n’importe quel écrivain, il a marqué la science-fiction moderne par sa conviction profonde que la réalité est manipulée et qu’il en existe de multiples. On lui doit notamment Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques, Le Maître du Haut Château, Ubik et tant d’autres. Californium se construit autour de 4 chapitres : les trois premiers sont des univers à part entière, rappelant des œuvres de Dick, et le dernier pouvant être vu comme une exploration de la psyché. Il vous faudra bien deux parties pour noter toutes les allusions, clins d’œil et références tant Californium est riche ! Et cela ne sera pas de trop, parce que le principal défaut du jeu, c’est sa durée. Effectivement, terminer le jeu en prenant son temps et en butant sur quelques symboles, vous prendra entre 3 et 4h, ce qui est relativement peu. Ne dit-on pas que les expériences les plus courtes sont les meilleures ? Certes, mais on aurait bien visité d’autres réalités pour satisfaire notre soif. D’autant que le « narrateur » pose des questionnements métaphysiques et philosophiques qui nous interrogent. Californium rend justice à Dick, on referme le jeu comme on referme Dr. Bloodmoney : Le milieu social définit-il qui je suis et ce que je vaux ? Qu’est-ce que l’humanité ? La réalité est-elle une vérité ?
Les chapitres s’enchainent avec les mêmes personnages mais les destins de chacun en sont modifiés. Elvin lui-même est tantôt l’écrivain déchu, tantôt le patriote respecté pour finir par incarner un commandeur trahi. Et il n’est pas le seul à connaitre de multiples existences comme Théa, Don, Shine, chacun des personnages secondaires connait une nouvelle vie à chaque chapitre. Les références à Dick sont jusque dans les succès, puisqu’il est question du 12 février et du 2 mars (ce succès s’appelle « l’exégèse »). Plus généralement, Californium sort du cadre avec ses références historiques (guerres, représentants politiques, modes de vie) et élargit son hommage à la littérature, il n’est donc pas anormal de trouver des références à Paul Valéry, T.S Eliot, Ray Bradbury. Mars est sans doute le niveau qui ouvre le plus le champ des possibles. Cette planète chère à Dick et tant d’autres, est le point culminant de toutes les questions métaphysiques. A noter ces quelques phases de gameplay, où le joueur devient pleinement l’écrivain, à s’approprier un récit et l’écriture en tapotant sur la machine à écrire. Californium manie subtilement le fond et la forme, parce qu’il traite de l’imaginaire comme il l’incarne.
Californium n’est pas un jeu classique, c’est une expérience vidéoludique. C’est un cheminement dans l’imaginaire Dickien, avec un gameplay et des graphismes qui s’adaptent à l’exploration. Le jeu n’est pas réservé aux fidèles connaisseurs de l’écrivain américain, il propose deux axes de lectures, absolument complémentaires. Mais Californium ne correspondra pas à un joueur avide de nervosité, de richesse de gameplay et de graphismes photoréalistes. Plus encore, pour celui qui est réfractaire à la littérature et à la science-fiction, la magie n’opérera sans doute pas. En dépit de sa durée très courte, le jeu ne vous laissera pas de marbre et nul doute que vous le quitterez avec des questions plein la tête. Mais n’oubliez pas : « la réalité n’est qu’un point de vue ».