Tanya the Evil : mobilisation générale !

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Tanya the Evil débarque en 2013 sur l’archipel nippon, avec une série de light novels signée Carlo Zen. Encore inédite en langue française, c’est via une adaptation animée et un manga que la saga militaire envahit la France quatre ans plus tard. Retour sur l’une des œuvres les plus marquantes de sa génération !

L’histoire

De nos jours, dans la mégalopole japonaise. Un homme, responsable des ressources humaines dans une grande entreprise, incarne l’aboutissement du modèle de l’employé moderne. Froid, logique, respectueux des règles et sans états d’âme, il accomplit sa mission avec un zèle clinique. Mais son efficacité se retourne contre lui le jour où il licencie un nouvel employé : ce dernier, aux abois, le pousse sous les roues d’un train.

Alors qu’il voit la mort arriver, le salaryman se retrouve face à une figure gigantesque et inconnue, le « Créateur », autrement dit, Dieu. Mais face à lui, notre héros brandit son implacable rationalité et son absence absolue de foi. « Entité X », ainsi qu’il le nomme, entre dans une colère noire. Pour punir cet affront, il précipite notre protagoniste dans un monde ascientifique où la guerre fait rage et la magie prévaut, et où cet homme mature renaîtra dans un corps de femme ! Voici le début de l’épopée de Tanya Degurechaff, héroïne de guerre pour certains, démon sanguinaire pour d’autres…

Journal de guerre

Tanya the Evil est une œuvre transmédia et multipartite. De son nom complet The Saga of Tanya the Evil – Die Kriegsgeschichte eines kleinen Mädchen (Youjo Senki en VO), elle trouve son origine dans l’imagination fertile de Carlo Zen. Devant le succès du light novel au Japon, la série se diffuse bientôt en version papier et animée. L’auteur s’associe alors à la talentueuse Chika Tojo et à Shinobu Shinotsuki pour livrer une adaptation manga ciselée et percutante. Et c’est le studio NuT (à l’origine de l’excellent Deca-Dence) qui supervise l’anime et le film, diffusés en France sur Crunchyroll. Enfin, un RPG directement inspiré des moments-clés de la saga est disponible sur Android et iOS !

Comme son nom l’indique, Tanya the Evil est une histoire de guerre, et pas de celle à mettre entre toutes les mains. En effet, dès les premiers tomes et les premières images, l’enfer d’une guerre de tranchées nous saute à la gorge, en miroir de celle de 1914-1918. Les hommes hurlent, se battent et meurent dans une boue gorgée de sang. Les explosions innombrables saturent l’horizon. Les ordres et contrordres s’entrechoquent parmi l’écho des balles.

L’Empire, reflet de la République de Weimar, est en guerre contre l’Alliance commerciale de Regadonia et la République Françoise. Jetant toutes ses forces dans la bataille, il compte notamment sur ses unités de mages-volants pour soutenir les soldats sur les fronts de Norden et du Rhin. C’est l’une de ces brigades spéciales qu’a rejoint notre héros. Mais dans ce monde-ci, il est Tanya Degurechaff, une orpheline de neuf ans dont les incroyables prédispositions magiques l’ont conduite à intégrer d’office les rangs de l’armée.

En s’appuyant sur les connaissances héritées de son ancienne vie, Tanya va déployer son potentiel immense en vue de rejoindre la sécurité de l’arrière. Mais tout ne va pas se passer comme prévu… En effet, son zèle et sa redoutable efficacité sur le terrain font d’elle l’incarnation parfaite du soldat impérial ! L’Etat-major n’hésite donc pas à lui confier les missions les plus périlleuses malgré son jeune âge…

L’une des principales forces de Tanya the Evil  tient ainsi dans son réalisme brutal et déchaîné. Bien loin d’un simple appel du pied à tous les military otaku, il s’agit d’une véritable leçon de stratégie militaire. A l’instar de l’essai De la guerre écrit par Carl von Clausewitz ou bien de L’Art de la Guerre, de Sun Tzu, Tanya the Evil décrit largement les moyens à mettre en œuvre pour gagner une guerre… ou la perdre ! Pourtant, cela n’alourdit pas le récit. Ainsi, dans la version papier, les explications concernant les manœuvres et stratégies prennent la forme d’encarts et sont reprises dans un glossaire à la fin des chapitres. Par ailleurs, Chika Tojo utilise également le zoomorphisme et le design chibi dans des cases concises, non dénuées d’humour. C’est ainsi l’occasion pour le lecteur de souffler un peu entre deux scènes de combat intenses !

Théâtres des opérations

Tanya the Evil s’appuie donc sur un solide socle théorique pour dérouler un récit prenant et à couper le souffle. Les retournements de situation s’enchaînent et la tension culmine à chaque chapitre. Que ce soit sur le champ de bataille ou lors des réunions d’état-major, il faut une attention de tous les instants pour espérer survivre ! C’est dans ces moments-là que le character design se déploie avec le plus de force. Supervisé par Shinobu Shinotsuki, il est l’œuvre de Chika Tojo dans le manga et de Yuji Hosogoe dans la version animée.

Des différences graphiques majeures sont ainsi à noter. Chika Tojo nous livre un dessin aiguisé et éclatant, avec de nombreuses doubles pages étourdissantes. Son trait transcrit parfaitement le fracas de la guerre et la puissance des mages-volants, notamment lors des attaques magiques de grande ampleur. Les dialogues s’inscrivent aisément au milieu de l’action, avec un rendu qui, s’il est très dense, ne donne pas le tournis. Par ailleurs, la violence de certaines scènes est au contraire retranscrite à travers des pages dénuées de toute parole. C’est ainsi le cas lors de la destruction totale de la ville d’Arène. L’impact visuel de cette tragédie n’en est que plus glaçant…

L’anime, quant à lui, nous offre à voir des personnages au physique plus arrondi. L’accent est également plus souvent mis sur les mimiques de Tanya et sa « folie » supposée. Sa brutalité est marquée et sa considération pour ses compagnons d’armes assez faible. Si son attachement à eux n’est pas totalement innocent, Tanya s’évertue néanmoins à éviter les pertes. Le parti pris graphique peut être déstabilisant au départ, mais il se révèle tout autant efficace. Les scènes de combat aérien sont éblouissantes et parfaitement exécutées.

Enfin, on note des divergences concernant les uniformes et l’armement impériaux. Les soldats de la version animée sont impeccablement sanglés dans un uniforme rappelant celui des lanciers prussiens des années 1910. Tandis que Chika Tojo a pris le parti de faire apparaître ses personnages dans une réplique quasi parfaite des habits de la Wehrmacht. Par ailleurs, l’équipement des soldats est un mélange assez anachronique d’armes inspirées de celles des deux Guerres mondiales. Ainsi, c’est un véritable festival, tant au niveau des armes de poings et des fusils (Luger P08, Gewehr 43, fusil Mondrágon…) que des véhicules blindés (différents types de Panzer) et des avions (dont les terriblement célèbres Stuka et autres Messerschmitt).

La saga de Tanya the Evil prend place dans un monde alternatif. Mais le lecteur/spectateur occidental ne peut s’empêcher de rechercher des références aux conflits du siècle précédent. Comme nous l’avons vu, cela passe par les éléments graphiques, mais également par l’apparition des figures dont les noms résonneront encore quarante ans après la guerre. La montée du communisme en Russie et du fascisme en Europe, les conflits sino-japonais, trouvent leur écho dans le monde de Tanya. Elle incarne alors un lien entre les deux mondes qu’elle a traversés. Nous offrant au passage l’opportunité d’observer la propension irrépressible de l’homme à s’autodétruire dans des guerres absurdes où les humains ne sont plus que des chiffres.

Revue des troupes

Par conséquent, ce qui marque en premier dans Tanya the Evil, quelle que soit la version que l’on préfère, est son imagerie foisonnante et percutante. Malgré tout, ce « journal de guerre d’une petite fille » ne serait rien sans ses personnages. Alliés ou ennemis, ils se révèlent tous indispensables et extrêmement bien travaillés.

Bien évidemment, impossible de faire l’impasse sur le personnage principal. Tanya Degurechaff associe le sang-froid et l’implacable logique d’un être humain mature à l’apparente innocence et la mignonnerie d’une jeune fille de son âge. Sa maîtrise parfaite de la question militaire lui permet de gravir les échelons à toute vitesse. Mais, au lieu de la conduire en sécurité loin du front, ses succès et son leadership l’entraînent sur les fronts les plus difficiles ! Alors même qu’elle pense manipuler l’Etat-major en déployant sa verve et ses connaissances, c’est l’effet inverse qui se produit. Vue comme une parfaite patriote, une véritable pacifiste ou bien comme un chien de guerre enragé et assoiffé de sang, le destin que lui dicte Entité X la lie irrémédiablement à une guerre bientôt totale. Les rares moments d’humour passent ainsi par les quiproquos et malentendus entre Tanya et le reste des troupes, avec un humour noir et absurde, à la Monty Python.

Le reste du 203ème bataillon de mages-volants de l’armée impériale n’est pas en reste. Le personnage du caporal Serebryakov apporte un contrepoint bienvenu à la froideur méthodique de sa supérieure. A l’origine conscrite, Visha va développer une relation touchante avec le commandant, et montrer des capacités guerrières tout à fait étonnantes. Le lieutenant Weiss et le caporal Glantz sont également des éléments dont nous avons plaisir à suivre l’évolution. Quant aux généraux de brigade Rudensdorf et Zettour, leur admiration pour Tanya s’efface face à l’utilisation optimale qu’ils souhaitent faire d’elle. A l’opposé, le lieutenant-colonel Rerugen semble être la seule personne de l’Empire à voir dans les « Ailes d’argent » une folle de guerre au potentiel de destruction massif. Voir le commandant Degurechaff renforcer son aura et remporter avec le sourire les plus sanglantes batailles l’affecte au plus haut point. Mais son rôle d’officier le place dans une position difficilement tenable, tiraillé entre sa morale et son patriotisme…

Alors que la guerre s’étend sur le continent, les ennemis du Reich se font plus nombreux. L’Alliance commerciale de Regadonia a pu compter sur la hardiesse du colonel Anson Sue, qui s’est brillamment battue contre le bataillon des Ailes d’argent dans le fjord d’Os. Si sa mort marque la débandade de l’Alliance, un espoir persiste. Sa fille, Mary Sue, devient le réceptacle d’un « miracle », perpétré par Entité X et ses comparses. Elle s’impose alors comme une antagoniste de premier ordre, dont nous avons hâte de voir l’évolution dans le manga de Chika Tojo. Nous l’espérons moins abruptement revancharde et plus complexe que son apparition animée… Du côté de la République Françoise, le lieutenant-colonel Vianto est un ennemi malin et rusé dont les capacités d’analyse et d’adaptation attirent l’attention du Royaume-Uni d’Albion. Ce pays, neutre en surface, est bien décidé à contrecarrer l’Empire par tous les moyens !

Tous ces personnages apportent à l’œuvre une richesse indéniable. Leur psychologie est  fouillée, et la caricature toujours évitée. Carlo Zen et les équipes des différentes adaptations donnent à voir une grande fresque militaire où la frontière entre le bien et du mal fluctue en fonction du temps et du point de vue. Qui est l’ami, qui est l’ennemi ? Un héros de guerre peut-il aussi être un criminel contre l’humanité ? L’Histoire est-elle impartiale ou bien écrite seulement par les vainqueurs ? A sa manière brutale et ultra-réaliste, Tanya the Evil nous met face à nos contradictions et soulève bien des questions morales et philosophiques.

Sun Tzu, dans son célèbre écrit, disait que gagner ou perdre une guerre n’est pas le fruit du hasard ou de la volonté de quelque dieu, mais une question de méthode et de stratégie. L’épopée du commandant Tanya von Degurechaff pourrait bien démontrer que cela est loin d’être aussi tranché…

En conclusion, Tanya the Evil s’affirme comme l’une des sagas les plus sombres et prenantes de la décennie. Œuvre transmédia, elle marque par son imagerie percutante, et mobilise les valeurs et questionnements sur lesquels s’est fondée l’humanité. Véritable récit de guerre, l’histoire de Tanya Degurechaff n’a pas fini de nous éblouir et de nous faire frissonner.

Le tome 16 du manga sera disponible le 20 octobre aux éditions Delcourt/Tonkam, et la saison 2, suite direct du film de 2019, vient d’être mise en chantier !