Shikabana : amour, gore et dualité

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Shikabana – Fleur de cadavre est un manga dont nous vous avions déjà parlé dans notre article sur les séries courtes. Mais, charmés par l’esthétique et l’histoire de cette œuvre, nous profitons de la sortie du troisième et dernier tome chez Glénat pour mettre en lumière cette petite pépite !

L’histoire

Depuis trois ans, Tsuyu Shitoyagawa est installé dans un quotidien tranquille et bienheureux. Aux côtés de Mizore Giboshi, sa fiancée, il panse les profondes blessures infligées par son passé. Mais cette vie idyllique s’effondre brusquement lorsque Mizore est mortellement heurtée par un camion.

Étouffant de désespoir, s’éloignant de ses amis, Tsuyu s’enferme chez lui. C’est là qu’il découvre une lettre signée de Mizore, dissimulée dans ses affaires. Dans celle-ci, elle le supplie de ne pas incinérer son corps mais de veiller sur lui « jusqu’à ce qu’un miracle se produise » !

Tsuyu voit dans cette missive une lueur d’espoir dans les ténèbres de sa dépression. Il veille ainsi amoureusement sur le cadavre de sa fiancée, ce pendant plusieurs jours. Mais rien ne se passe… jusqu’à ce que la fin d’année arrive ! Le miracle promis et tant attendu se réalise alors : Mizore revient à la vie ! Tout à son bonheur, Tsuyu ne se doute pas qu’il vient de déclencher une série de terribles évènements…

Amour et morts-errants

Shikabana – Fleur de cadavre s’inscrit dans une longue tradition de mangas horrifiques, dont les éditions Glénat composent le fer de lance en France. Parmi le catalogue, on retrouve ainsi les classiques Akira (Katsuhiro Otomo, qui transcende néanmoins les genres) et Parasite (Hitoshi Iwaaki), ainsi que le non moins culte Tokyo Ghoul (Sui Ishida) ou bien encore le court mais très intense Shinotori (DR. Imu). L’horreur a donc la cote en ce moment ! Cependant, Shikabana tire son épingle du jeu en proposant un scénario original et bien mené, ainsi que des personnages fouillés et attachants.

En effet, si la bascule scénaristique utilisée est courante (des morts reviennent à la vie), sa raison est surprenante, voire proprement terrifiante ! Des créatures utiliseraient les cadavres de personnes décédées violemment pour se reproduire, en portant littéralement leur peau, comme un macabre costume de cuir. Leur corps originel, composé d’une souillure noire et visqueuse, leur a valu le nom de « Kuroe ».

Après avoir été attaqué par Mizore, Tsuyu se retrouve infecté par cette souillure. Passé tout près de la mort, il se réveille du coma avec la partie droite de son corps désormais habitée par un Kuroe particulièrement puissant, voire unique. Devenu un « mort-errant », Tsuyu rejoint les rangs d’une brigade spéciale de la police japonaise, chargée de traquer et éliminer les Kuroe. Il y voit également le moyen de retrouver Mizore, quitte à jouer un dangereux double jeu !

Shikabana se pose donc d’abord comme une histoire d’amour. Nojo et Kei Monri en explorent toutes les facettes. Insouciant, lumineux et partagé du vivant de Mizore, puis moteur, désespéré et subversif après la transformation de Tsuyu en mort-errant… C’est ainsi cet amour auquel il pensait ne pas avoir droit qui semble maintenir ce dernier en vie. Tout comme il pourrait bien le conduire à sa perte, puisque le jeune homme déclare d’emblée aux membres de la brigade spéciale être prêt à les trahir à la seconde où il retrouvera sa fiancée.

Par ailleurs, l’amour ou plutôt l’empathie qui le précède, constitue la particularité de la « morte forme » de Tsuyu. Lors de sa première mission, ce dernier se rend ainsi compte qu’il a accès aux souvenirs et émotions des Kuroe qu’il affronte ou touche.

De même, l’Egaku permet à Tsuyu de percevoir les Kuroe et de les voir tels qu’ils sont réellement. Ce pouvoir peut alors être interprété comme une capacité empathique exacerbée. Si Tsuyu est parfois terrifié ou en colère contre ses adversaires, il ne les juge jamais et fait preuve de compassion à leur égard au moment du coup de grâce. Le jeune homme dépasse ainsi sa condition subie de mort-errant pour en apprendre plus sur ses adversaires, quels qu’ils soient.

Cela fait de Tsuyu un personnage profond et attachant, reconnu autant par ses collègues policiers que par le clan des Kuroe comme quelqu’un d’exceptionnel. Il constitue la pierre angulaire de ce récit, autour de laquelle gravitent les autres personnages, qui sont bien sûr loin d’être de simples figurants.

Un conte horrifico-philosophique

Malgré seulement trois tomes, Shikabana s’impose donc comme un récit complexe, détenant plusieurs niveaux de lecture.

Comme nous avons pu le développer précédemment, Tsuyu est mû par l’amour et non par le désir de vengeance. S’il se trouve, de par sa condition de mort-errant, à mi-chemin entre humanité et monstruosité, il ne possède pas le cynisme des hommes, ni la folie quasi érotomaniaque des Kuroe. En effet, ceux-ci justifient les meurtres qu’ils commettent par le désir de « rendre aux humains » ce que ceux-ci leur ont donné, c’est-à-dire l’amour, soit la vie. A mesure que les auteurs développent le récit, nous nous rendons compte que les relations entre humains et Kuroe n’ont pas toujours eu ces airs de lutte entre le Bien et le Mal. Un indice se trouve dans la première apparition de la matriarche du clan des Kuroe… Nojo et Kei Monri nous invitent donc à nous méfier des apparences, en nous plongeant dans une horreur psychologique digne du syndrome de Capgras !

En réalité, Tsuyu ne se tient pas sur la ligne entre humains et Kuroe : il a bel et bien un pied fermement planté de chaque côté ! En cela, il constitue le lien entre ces deux mondes. Il est rejoint dans cette idée par Mizore. En effet, celle-ci éprouve une étrange attraction pour cet homme dont tout son entourage parle mais dont elle n’a aucun souvenir. Si elle a un rôle à jouer dans l’évolution de la société des Kuroe, Mizore semble néanmoins regretter inconsciemment son ancienne vie. À l’instar de son ancien fiancé, cela la poussera à dépasser sa condition d’objet de culte et de reproduction pour devenir pleinement actrice de son avenir.

Ainsi, la dualité inhérente au statut de mort-errant semble répondre à la fameuse maxime de Nietzsche. Si regarder trop longtemps dans l’abîme nous expose à son regard en miroir, que faire lorsque celle-ci est à l’intérieur de nous ? Le dialogue qui se met en place entre Tsuyu et sa morte forme, tout comme le potentiel développé par les autres morts-errants comme Shimizu et Soufflée, nous donne un semblant de réponse.

C’est en acceptant la mort, en domptant la crainte qu’elle inspire, en s’unissant au parasite qui s’est emparé de leur corps, que les morts-errants pourront jouer leur rôle et donc espérer survivre. Cela nous évoque Shinichi Izumi et Migi (Parasite) ou bien encore Heine Rammsteiner et son « chien fou » (Dogs : Bullets & Carnage). L’un ne peut vivre sans l’autre et c’est leur connexion qui leur permettra de surmonter les diverses épreuves à traverser. Shikabana met donc en scène la liaison ultime entre Éros et Thanatos, entre pulsions de vie et de mort, qui elle seule permet l’équilibre du vivant. Le titre de l’œuvre prend alors tout son sens, tant en français (Fleur de cadavre) qu’en japonais (Hana, Shitai, Koto) : de la vie naît la mort et de la mort jaillit la vie.

En conclusion

Shikabana – Fleur de cadavre est donc un manga court mais immersif. Le récit horrifique est au premier plan, avec des scènes glaçantes de réalisme et la quête désespérée de Tsuyu qui nous fait battre le cœur. Mais il possède également une dimension philosophique indéniable et passionnante.

Les personnages sont complexes et possèdent une psychologie fouillée, même lorsqu’ils ne prennent qu’une place secondaire dans le récit. Les auteurs prennent le temps de développer les motivations et d’expliciter le passé de chacun, afin de l’inscrire parfaitement dans l’histoire qu’ils déroulent. Nous avons beaucoup parlé de Tsuyu, puisqu’il s’agit du héros, mais tous les autres personnages se révèlent intéressants à étudier.

Le graphisme est incisif et joue sur le clair-obscur pour livrer des scènes magistrales, notamment lors des combats. Ceux-ci pèchent seulement du fait du petit format des tomes. En effet, cela rend parfois les actions un peu floues, notamment lorsque les Kuroe projettent leur morte forme à travers des doubles pages intenses. Mais ce petit défaut ne gâche absolument pas la lecture ni sa fluidité, et permet au contraire de prendre plus de temps pour détailler les planches et s’imprégner du récit !

Pour conclure, Shikabana s’avère être une œuvre de grande qualité. Malgré seulement trois tomes, le récit est mené à son terme de manière cohérente et sans perdre de sa profondeur. Les touches horrifiques sont bien dosées et rendent cette lecture d’autant plus captivante !

Pour lire un extrait, c’est par ici !