Japan Confidential vous propose de découvrir l’histoire cachée du Japon en s’appuyant sur la série Inspecteur Kurokochi. Publié depuis 2015, ce manga est la création de Tagashi Nagasaki, collaborateur de Naoki Urasawa sur les séries Monster, Billy Bat ou Pluto. Il s’agit d’une série policière/thriller terriblement bien écrite et addictive réussissant à chaque volume à renouveler ses enjeux. L’une des raisons de son efficacité tient dans la sensation de réalisme des affaires qui nous sont racontées. Or, celle-ci découle autant du talent d’écriture de Nagasaki que de sa source d’inspiration. Il se nourrit en effet de faits divers, de scandales qui se sont réellement produits au Japon. Certains demeurent encore non résolus, font intervenir des acteurs de l’ombre et inspirent nombre d’oeuvres. Associés à l’extraordinaire talent narratif de l’auteur, ils confèrent toute la puissance au récit. Reste que pour un public occidental et malgré les multiple notes de bas de page, ces affaires demeurent très mystérieuses. C’est pourquoi nous nous proposons de revenir sur ces histoires tapies derrière la fiction. Ce premier éclairage s’attardera sur les sinistres oeuvres de l’ancienne armée impériale.
Inspecteur Kurokochi ; un bref résumé
Quelques lignes d’abord pour décrire la série dans son ensemble. Elle se compose de 23 volumes (le dernier est sorti en avril 2021). Elle met en scène Keita Kurokochi, inspecteur à la 2ème brigade d’investigation, spécialisé dans la résolution des crimes financiers : corruption, escroquerie, blanchiment d’argent. Une place en or qui le met en relation avec des hommes puissants.
Accumulant les dossiers et les pièces compromettantes, ne refusant pas des compensations financières en échange de son silence, il devient la brebis galeuse du service, le pire officier de la police. Mais du fait de ses informations, c’est un homme intouchable. Contraint de faire équipe avec Shingo Seike, un jeune officier idéaliste juste sorti de l’école de police, Kurokochi décide de lui révéler son vrai visage. Pour faire tomber les plus grands criminels en col blanc du pays, il a dû lui-même devenir un policier à la morale douteuse.
26 janvier 1948 : Un étrange braquage à Tokyo
Le tome 12 de la série confronte l’inspecteur à une affaire terrible : des individus menacent de répandre un produit mortel à Tokyo. Leur arme, un poison parfait, maquillée comme une inoffensive boisson que notre héros traque pendant 5 volumes. Son enquête le conduit sur la piste d’une affaire non résolue dans l’immédiat après-guerre, celle de la banque Tenjin. Un authentique fait divers toujours non élucidé mais intimement lié à l’ancienne armée impériale.
Rappel des faits. 26 janvier 1948 à Shiinamachi, quartier de la banlieue de Tokyo, la succursale de la banque Teikoku Ginko ou Teigin va fermer ses portes. Un homme se présente à l’accueil en tant qu’agent de la sécurité publique. Mandaté par ses supérieurs et les forces d’occupation américaine, il est chargé d’effectuer une vaccination du personnel en urgence contre une virulente épidémie de dysenterie. Il réalise alors une démonstration des cachets et des injections à faire, gagnant ainsi la confiance des 16 personnes encore présentes dans la banque. Elles se font inoculer le produit et absorbent un cachet.
Les effets sont immédiats : 10 personnes meurent sur place, deux autres à l’hôpital. Les cachets comportent en effet un poison foudroyant. Le faux employé en profite pour dérober l’argent sur place : 181 850 yens, 1800 euros. C’est la troisième tentative de braquage utilisant ce procédé.
L’enquête de la police se révèle longue. Le seul indice consiste dans la fausse carte de visite du fonctionnaire, celle-ci ayant appartenu à Shigeru Matsui du ministère de la santé. Retraçant les contacts de ce dernier, les enquêteurs identifient un suspect. Sadamichi Hirasawa, un artiste chez qui la police retrouve une somme d’argent correspondant apparemment aux braquages. Deux témoins l’identifient à partir de portrait-robot. Affaire classée pour la police…

Un dossier très léger
Pourtant, malgré des interrogatoires poussés, l’accusé refuse d’avouer. Le tribunal le condamne à mort mais les ministres de la justice refusent de signer l’ordre. L’accusé passera 40 ans en prison avant de mourir derrière les barreaux en 1987 d’une pneumonie à l’âge de 95 ans. Or, le dossier à charge se révèle léger. L’argent trouvé chez Hirasawa provient d’un commerce d’œuvre pornographique. Commerce déshonorant, l’artiste a donc toujours refusé d’avouer l’origine de son argent.
D’autre part, le montant de l’argent volé à la banque est dérisoire alors que l’empoisonneur avait largement le temps de se servir. Dernière faille de l’enquête, les analyse chimiques menées sur le poison sont contradictoires. La première a cru déceler du cyanure, la dernière a identifié du cyanohydrine d’acétone, un poison militaire développé par l’unité 731. Et depuis, le regard des enquêteurs se porte vers les anciens membres de ce groupe qui ont utilisé Hirasawa comme bouc-émissaire.
Inspecteur Kurokochi et l’unité 731
Cette sinistre unité a opéré pendant la guerre d’Asie-Pacifique (1937-1945) en Chine, en Mandchourie notamment. A sa tête, un médecin devenu officier dans l’armée de terre : Shiro Ishii. Sa mission consistait à développer des poisons, bacilles et armes chimiques testés sur des prisonniers et des civils chinois en grande majorité. Au moins 12 000 prisonniers sont morts des suites des expérimentations. Des milliers de civils chinois auraient été victimes de l’emploi d’armes bactériologiques.
L’unité a mené de vrais crimes de guerre jusqu’à la défaite finale du Japon. Son destin après-guerre est représentatif du contexte de guerre froide s’installant en Asie. Une dizaine d’officiers-médecins japonais sont arrêtés par les soviétiques en 1945 et jugés lors des procès de Khabarovsk. Mais l’immense majorité de cette unité, dont Shiro Ishii, a échappé à la justice en regagnant le Japon. En échange de l’immunité, ils ont livré le bilan de leurs travaux aux forces armées américaines. Celles-ci étaient en effet très curieuses de voir l’application pratique de ces Armes de Destruction Massive d’un genre nouveau. Pour beaucoup, l’attaque de la banque Teijin porte la marque de ces anciens militaires dont les motivations restent très floues : démonstration, chantage, extorsion de fonds pour la mafia… . S
Dans son manga Inspecteur Kurokochi, Tagashi Nagasaki pointe donc du doigt cette affaire toujours non résolue et dont le verdict fait polémique. Il rappelle l’existence de milieux nationalistes et militaristes tolérés par le pouvoir. Ceux-ci n’ont pas hésité à rappeler, avec l’affaire de la banque Teijin, entre autres, leur pouvoir de nuisance.