[Critique] « À son image » de Jérôme Ferrari, prix littéraire Le Monde 2018

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Si vous ne connaissez pas encore Jérôme Ferrari, À son image est sans doute le meilleur livre pour le découvrir. Publié en août dernier, aux éditions Actes Sud, il s’agit du roman sur lequel le jury du prix littéraire Le Monde s’est arrêté pour cette année 2018.

jérome ferrari

Tout son univers y est dévoilé; un grand intérêt pour les faits historiques, rendus éternels en partie grâce à la photographie, et comment cette dernière a rendu obsolète la peinture. On y retrouve aussi le poids des racines, de l’héritage : Jérôme Ferrari est corse et cela est à prendre en compte à la fois dans son style, mais aussi dans sa propre mythologie d’auteur. Il faut dire qu’il s’agit du douzième opus de l’écrivain qui avait raflé le Goncourt en 2012 avec Le Sermon sur la chute de Rome.

à son imageÀ son image

« Tu ne feras pas d’idole, ni aucune image de ce qui est dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre.
Tu ne te prosterneras pas devant eux et tu ne les serviras pas. »                      Exode, xx, 4-5.

Ces quelques mots bibliques ouvrent le dernier roman de Jérôme Ferrari. Comme nous l’annonce d’emblée le titre de l’œuvre, tout le roman est un « jeu » sur l’ambivalence des notions d’image et de ressemblance, de vérité de la représentation, comme à la nature de l’homme et à son rapport à Dieu. Dieu créa l’homme à son image. Mais quelle image? Et quel Dieu? Quel homme? Vous l’aurez compris, À son image rassemble tous les questionnements philosophiques, en développant des thématiques s’articulant autour de la photographie et de la guerre – liées toutes les deux à la mort.

Un récit décousu

L’histoire du roman se déroule entre la Corse des années 1970 jusqu’au début des années 2000, mais pas seulement, puisque Jérôme Ferrari nous plonge aussi dans les guerres de Yougoslavie qui ravageaient les Balkans. Comme beaucoup de romans de notre époque, il ne s’agit pas d’une simple restitution chronologique des faits. Le fil narratif du roman est sans cesse interrompu par le passé, qui ressurgit quand on n’y pensait plus, ou par un avenir qui s’annonce funeste, si bien qu’on ne sait plus vraiment à quelle période appartient le présent. Cela n’est pas forcément dérangeant, bien qu’un peu perturbant; nous apprenons ainsi, dès la fin du premier chapitre, que l’héroïne est morte.

Une foi questionnée

Tout au long de l’office funèbre qui lui est consacrée, l’histoire d’Antonia nous est racontée. La religion tient elle aussi une place importante, à la fois en Corse, mais aussi dans ce récit. Ce roman prend la forme d’un enterrement religieux, les chapitres se succèdent en référence aux différents chants d’un requiem. Le prêtre qui procède aux funérailles est le parrain d’Antonia, mais aussi son oncle, et tout au long de ses réminiscences, on découvre également son rôle de père spirituel. Depuis le début du roman, il ne cesse de questionner son rapport à la foi. Ces passages en particulier sont très poignants. Ils décrivent à merveille le sentiment d’injustice qui touche chacun d’entre nous face à la mort.

« Depuis qu’il l’avait portée sur les fonds baptismaux, en ce dimanche matin de l’été 1965, alors même que sa relation avec Dieu était inexistante et qu’il luttait contre une affreuse gueule de bois consécutive à une nuit passée dans un cabaret de la ville, il se sentait indéfectiblement lié à elle, par le sang et par l’esprit. Il l’aimait comme si elle était réellement devenue sa fille par la grâce d’un sacrement auquel il n’accordait pourtant aucune espèce d’importance et cet amour était le seul, avant qu’un appel inattendu et impérieux le fît s’écrouler sur le chemin de Damas, qu’il fût capable d’éprouver pleinement, sans restriction ni limite. »

Antonia

C’est grâce à son parrain que sa passion pour la photographie émerge : il lui offre un appareil photo pour ses quatorze ans. C’est alors une véritable révélation pour la jeune fille. Elle n’arrive plus à se séparer de cet objet et malgré son jeune âge, elle se lasse assez vite des paysages et préfère l’utiliser sur les humains. Elle s’en sert pour immortaliser des souvenirs de son enfance et son adolescence en Corse, dans les villages. Une vocation est née : le désir ardent de capturer la vérité du monde et ses conflits en les restituant par l’image.

Dans les années 1980-1990, Antonia engagée comme photographe dans la presse locale, se retrouve aux conférences de presse des militants du FLNC, dont elle reconnaît les voix à travers la cagoule. Elle assiste à la dérive fratricide du mouvement de libération de la Corse. Puis, avide de sensations fortes, elle se lance en free-lance à travers l’ex-Yougoslavie à feu et à sang, et en revient sans publier aucune image. Désabusée, Antonia se reconvertit dans les photos de mariage : «Je sais que certaines choses doivent demeurer cachées», écrit-elle à son parrain.

C’est l’histoire d’une jeune fille devenue femme qui a essayé toute sa vie de vivre « à son image », pas selon les représentations d’elle qu’avaient ses parents, ses amis, ses amants.

 

En cette période sombre qui est la nôtre, Jérôme Ferrari invite le lecteur à réfléchir sur le monde et sa violence, et sur ses propres représentations et comportements. Le roman s’achève au tout début des années 2000, quand le numérique et la diffusion de masse sur les réseaux sociaux commencent à brouiller les repères : tout le monde est désormais témoin de son quotidien comme de l’actualité. À son image traite en effet de l’obscénité du monde et de celle de sa représentation mais aussi de notre solitude et de nos peurs, de notre impuissance et de notre responsabilité.