Critique “Les espionnes racontent” de Chloé Aeberhardt et Aurélie Pollet

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Une plongée captivante au cœur de l’espionnage féminin

Avis aux amateurs de James Bond et du Bureau des légendes! Le 28 janvier, ARTE Editions et Steinkis publient le roman graphique Les espionnes racontent. Son originalité: s’intéresser à l’espionnage vu et vécu par des femmes, à travers les témoignages de six anciennes espionnes recueillis par la journaliste du Monde Chloé Aeberhardt, et joliment illustrés par Aurélie Pollet.

De Washington à Moscou, Paris, Munich ou Tel-Aviv, Chloé Aeberhardt s’est intéressée à la vie d’anciennes professionnelles du renseignement, et sur le rôle décisif qu’elles ont joué dans des conflits majeurs de la guerre froide. Ces témoignages ont d’abord été publiés en 2017 sous la forme d’un livre-enquête aux éditions Robert Laffont. Chloé Aeberhardt s’est rendue aux quatre coins du monde pour rencontrer ces femmes espionnes chez elles, et comprendre pourquoi, et comment, elles décidèrent de consacrer une partie de leur vie au domaine si sensible du renseignement.

Anticliché

Son enquête déconstruit les clichés. Et donne une autre image des espionnes que celle de la James Bond Girl sexy, flingue accroché au porte-jarretelle. Ces femmes, aux histoires et aux parcours singuliers, ont toutes intégré les renseignements pour des raisons différentes. Le hasard, l’amour, l’idéologie ou le goût de l’aventure. Elles ont été analystes dans un bureau, ou agents sur le terrain. “Sous légende”, pour ne pas se faire repérer. Leurs vies sont dignes de romans. Elles ont mené des opérations risquées, parfois au péril de leur vie, fait de la prison. Eprises de liberté, audacieuses, aucune ne regrette d’avoir exercé ce métier hors du commun.

Mais ces récits interrogent également la place des femmes dans le milieu très masculin des services secrets. Pendant leurs carrières, ces espionnes se sont retrouvées confrontées aux mêmes difficultés que n’importe quelle autre femme. Sexisme, trahisons, difficultés à concilier leur activité professionnelle avec une vie privée.

Espionne « par hasard »

Elle s’appelle Geneviève, elle rêvait d’être styliste, elle a d’abord été professeur avant de rejoindre la DST “en néophyte absolue”. Nous sommes en 1971. Elle vient d’avoir un enfant, a quitté l’enseignement mais ne veut pas rester femme au foyer… Son mari, qui travaille à la DST, la “pistonne” et elle intègre la très prestigieuse division antisoviétique en tant qu’analyste. Un travail de fourmi. Mais après son deuxième congé maternité, son boss la mute à un poste sans intérêt… Alors que son travail aura permis d’identifier quarante sept diplomates soviétiques qui seront expulsés de France, et plus de deux cent des États-Unis.

Espionne par amour

L’allemande Gabriele Gaste, docteure en sciences politiques, rejoint la STASI par amour pour un homme, dont elle ne sait pas qu’il est agent quand elle le rencontre. Recrutée par l’Est pour espionner les activités de l’Ouest, à la chute du mur en 1989 elle est arrêtée et condamnée à six ans et neuf mois de prison. Son ancien amant, lui, n’écope que de dix-huit mois avec sursis… A Chloé, Gabriele dira qu’elle a été espionne “par amour, puis par idéologie”.

C’est aussi l’amour (et peut-être l’attrait de l’inconnu?) qui a conduit la russe Ludmila sur la voie du renseignement. Elle rencontre Vladimir lors d’une soirée d’étudiants à Moscou. Quelques jours avant leur mariage, il lui avoue être un agent du KGB. Pour pouvoir le suivre à Buenos Aires, Ludmila accepte de changer d’identité et de couper les ponts avec sa famille. Avant de regagner l’Argentine, et pour parfaire leur légende, ils se marient une seconde fois à Londres. A Buenos Aires, ils ouvrent un Bar dans le quartier allemand de la ville, très prisé par d’anciens SS…

Intrépide

Un profil et un parcours à l’opposé : celui du lieutenant-colonel Martha Duncan, l’une des premières femmes officiers traitants à avoir gravi les échelons de la DIA, une organisation fondée en 1961 et chargée d’informer le Pentagone et la Maison-Blanche sur les intentions des armées étrangères, la prolifération des armes de destruction massive, le terrorisme et les réseaux de drogue internationaux. Pendant quatre ans, elle participe à des missions de déstabilisation des régimes socialistes en Amérique latine. Passionnée par son métier, intrépide, Martha a eu des compagnons mais ne s’est jamais mariée. En 1989, elle rejoint une cellule ultra-stratégique chargée de retrouver la trace du général Manuel Noriega, qui s’est évaporé dans la nature. Elle finit par le piéger en gagnant la confiance de sa maîtresse… Ce qu’elle n’aurait pas pu faire si elle avait été un homme.

Quand la réalité dépasse la fiction

Le récit “Hollywood à la rescousse de la CIA” est jubilatoire. Il y est question de Jonna. Cette espionne a travaillé dans les années quatre-vingt avec son mari Tony Mendez. Spécialisé dans les opérations d’exfiltrations (il en réalisera cent cinquante) Tony Mendez a inspiré le réalisateur Ben Affleck pour le film Argo. Jonna a occupé, à quelques années d’intervalle, le même poste que son mari: “Chief of Disguise” au sein de l’Office of Technical Service (OTS). L’équivalent de Q dans les James Bond… En 1989, la direction leur demande d’exfiltrer d’URSS l’un des agents les plus précieux de la CIA, Petr Leonov, et sa femme. Grâce au talent de John Chambers, un des plus célèbres maquilleurs de Hollywood, les Mendez se font passer pour les Leonov et les exfiltrent au nez et à la barbe du KGB… Pendant ces années-là,  Jonna dira qu’elle s’est “mortellement amusée”.

Le témoignage de Yola est tout aussi palpitant. Il se passe également dans les années quatre-vingt. Patriote, audacieuse, polyglotte (Yola parle hébreu, arabe, anglais, français et allemand), elle est recrutée par un officier du Mossad alors qu’elle est hôtesse de l’air. La mission qu’il lui propose, et qu’elle accepte: participer à l’exfiltration vers Israël des juifs Falachas d’Ethiopie, via le Soudan. Sa couverture: gérante d’un Centre de vacances créé de toutes pièces par le Mossad, dans un hôtel abandonné au Soudan, et qui leur sert de base de transit secrète. Une opération très risquée qui aurait pu lui coûter la vie, mais qui en trois ans a permis à Yola et son équipe l’exfiltration de deux mille Falachas. Trois ans qui ont été “les meilleures années de sa vie”.

Les femmes, sous-représentées dans le milieu du renseignement

Dans son enquête, Chloé Aeberhardt a été conseillée par un ancien officier du renseignement extérieur français, qui admet avoir croisé peu de femmes. Entre 1970 et 1980, il constate que seuls les Russes et les Anglo-saxons ont donné leur chance aux femmes. Et l’explique par un phénomène très simple: les services secrets sont le reflet de la culture d’un pays. Les britanniques et les américains, de tradition protestante, et les russes communistes étaient beaucoup plus égalitaristes que les français. Aujourd’hui, moins d’un tiers des fonctionnaires de la DGSE sont des femmes. Une sous-représentation que l’ancien officier déplore. Car selon lui “dans le renseignement comme dans la vie, les femmes ont plus d’intuition que les hommes”. Vérité ou cliché, la quasi-totalité des hommes que la journaliste a rencontré partage ce point de vue.

Les espionnes racontent est un bel hommage rendu par la journaliste à ces femmes singulières : “Aussi différentes soient-elles, toutes les espionnes que j’ai interrogées ont ce même besoin de reconnaissance, cette même soif de justice : pour que l’histoire du renseignement soit exacte, il faut la réécrire en rendant aux femmes la place qui leur est due”.

Les autrices

Chloé Aeberhardt est journaliste au Monde. Née en 1984, elle est l’autrice du livre-enquête Les espionnes racontent (Robert Laffont, 2017) pour lequel elle a retrouvé la trace des espionnes des principaux services de renseignements engagés dans la guerre froide.

Aurélie Pollet est Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris. Elle est réalisatrice de films d’animation documentaires. Elle a réalisé la série Les espionnes racontent pour ARTE, la série Culte, lecteurs sous influences, et de nombreux épisodes pour Karambolage. Autrice de bandes dessinées, illustratrice pour l’édition (New-York Pop city, Le Chêne) et pour la presse, elle est co-directrice artistique du projet The Parisianer.

Les espionnes racontent 

Co-éditions Steinkis / ARTE Editions

176 pages – 20 euros

Publication le 28 janvier 2021

Les six épisodes de la série Les espionnes racontent (6 minutes) sont à retrouver sur Arte.tv.

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