Critique « Le Maître des Illusions » de Donna Tartt : sombre et poétique

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Commencé en 1982 et publié en 1992, Le Maître des Illusions (traduit de l’anglais The Secret History) est le premier roman de Donna Tartt. Écrivaine singulière, Donna Tartt consacre une dizaine d’années à la rédaction de chacun de ses livres, signant ainsi Le Maître des Illusions, Le Chardonneret et Le Petit Copain. Dans Le Maître des Illusions, elle plonge son lecteur dans un univers singulier dont il n’en ressortira pas indemne. Véritable chef-d’œuvre, Le Maître des Illusions continue de briller plus de vingt ans après sa première publication, s’imposant alors comme un classique de la littérature.

Le Maître des Illusions : un roman d’apprentissage

Première de couverture du roman "Maître des Illusions" de Donna Tartt
Donna Tartt, « Le Maître des Illusions », roman, édition Pocket, 1992.

Dans son roman, Donna Tartt dépeint les premiers pas de Richard Papen, jeune boursier de dix-neuf ans, à l’Université. Préférant fuir le nid familial de sa Californie natale, il part étudier à l’Université de Hampden, une petite université située dans le Vermont. Guidé par son opportunisme, Richard sait ô combien sa première année universitaire est déterminante pour lui. Ainsi, dès son arrivée, il a pour ambition d’étudier les langues anciennes. Mais, cette discipline n’est enseignée qu’à un petit cercle d’étudiants très fermé où rigueur, érudition et secret sont les mots d’ordre. Ce groupe mystérieux se compose de Henry Winter, Charles Macaulay et sa sœur jumelle Camilla, Francis Abernathy et Bunny Corcoran. Complètement fasciné par ces étudiants à la fois sophistiqués et inaccessibles, Richard n’a, dès lors, qu’une idée en tête : en faire partie.

Ce n’est donc pas sans peine ni sans stratégie que le jeune étudiant parvient à intégrer le groupe d’amis. À partir de ce moment, il accède à une formation hors-norme entièrement dédiée aux langues anciennes. Au sein de ce groupe, il découvre les joies de la vie étudiante faisant basculer sa petite vie insignifiante en une vie réellement palpitante. Comme dans un rêve, ses semaines sont rythmées par les week-ends alcoolisés à la campagne et par les traductions antiques, avec pour toile de fond, la beauté des paysages du Vermont. C’est donc au cœur d’un cadre poétique hors du temps que Donna Tartt nous livre un roman d’apprentissage à la vie étudiante. De plus, l’histoire fait écho aux campus-novels de Bret Easton Ellis, à qui elle a dédié son premier roman.

Dans les tumultueux secrets d’une élite universitaire

Au-delà d’un roman d’apprentissage, Le Maître des Illusions met en lumière une élite universitaire dans toute sa perversité, « une perversité innocente ». C’est avec efficacité et précision que Donna Tartt propose une analyse sociologique remarquable. Avec sa plume, elle dissèque et tente de percer les secrets de cette élite. Et les secrets que nous découvrons sont tumultueux. Pour le narrateur, appartenir à ce cercle de la haute bourgeoisie, c’est briller et dominer les hautes sphères de la société. Rapidement, il découvre un monde où le luxe et l’arrogance intellectuelle se mêlent à l’alcool, la drogue et le sexe. Mais, la noirceur du roman est plus profonde que ce classique triptyque décadent. Elle se révèle à travers la pratique d’étranges rites qui nous conduiront à un drame.

Dès le prologue [du] Maître des Illusions, Donna Tartt nous indique qu’un meurtre a été commis. Ainsi, dans une tension palpable, l’écrivaine mène ce groupe dans une lente progression, où l’insouciance et l’euphorie laissent la place à la folie, jusqu’à son paroxysme. C’est au fil des pages que nous, lecteurs, nous assistons inexorablement, à la montée en puissance de cette tension, à mesure que l’étau se resserre autour de Richard et ses amis. Et cette tension, Richard commence à la ressentir lorsque se disséminent d’étranges indices. Il pressent que ses nouveaux amis lui cachent un terrible secret, créant alors un jeu d’attraction et de répulsion entre eux. De ce fait, la vision parfaite d’une élite universitaire bascule dans un désenchantement entre chantage, trahison et cruauté.

Une psychologie des personnages

Portrait de Donna Tartt
Portrait de Donna Tartt, auteure du roman « Le Maître des Illusions »

Dans Le Maître des Illusions, Donna Tartt nous offre une psychologie profonde et complexe de chaque protagoniste. À mesure que nous évoluons dans le récit, nous découvrons les portraits de ces étudiants atypiques et décalés. Tous beaux, riches et brillants, ils cultivent à travers la lecture des Anciens, « un mode de vie byzantin ».

À la tête de ce groupe, se trouve la figure charismatique du professeur Julian Morrow. Professeur original et esthète, il n’enseigne les lettres classiques qu’à seulement cinq étudiants, jusqu’à l’arrivée de Richard. Il se manifeste comme un personnage ambivalent, tantôt aimable proche de la figure paternelle, tantôt despotique aux mauvaises influences. Néanmoins, il s’agit d’un personnage qui demeure en arrière-plan dans le roman.

Le chef de la bande, Henry Winter, apparaît comme un être à part totalement vénéré par les autres, y compris son professeur avec qui il entretient une relation privilégiée. Génie ténébreux, il vit dans son monde, faisant de lui un personnage complexe et insaisissable. Riche et excentrique, Francis Abernathy est, de loin, le personnage le plus mondain du groupe. Quant à Bunny Corcoran, il est cancre de la bande tout en incarnant le parfait stéréotype du bourgeois américain. À la suite du drame, il se retrouve exclu et en marge du groupe.

Pour finir, les jumeaux Charles et Camilla Macauley sont des personnages qui suscitent une réelle fascination. Ils sont tous deux décrits par une beauté angélique. La sensualité à la fois sombre et innocente de Camilla, seule figure féminine, envoûte littéralement Richard. Dès lors, une ambiguïté amoureuse émerge au sein du groupe. Cependant, nous découvrons que cette ambiguïté est immorale, puisque la relation fraternelle qu’entretiennent les jumeaux est, en réalité, une relation incestueuse.

Dans un jeu des apparences

Tout au long [du] Maître des Illusions, les personnages jouent un rôle. Et c’est le narrateur qui y excelle le mieux. Conscient de sa différence, Richard garde secret son statut de boursier et ses origines californiennes, aux yeux du groupe. Il se construit un riche passé coloré. Cependant, le groupe n’est pas dupe, les apparences sont trompeuses. Face à cette disparité sociale, il n’intégrera jamais réellement cette élite. Dans ce drame, il n’a alors que le statut de spectateur qui accède parfois à des apparentes confidences. Et c’est malgré lui qu’il se retrouve impliqué dans cette terrible histoire. Serait-ce donc le prix à payer pour briller en société ?

En ce sens, Le Maître des Illusions met en exergue l’importance du statut social et des apparences qu’il faut absolument préserver. Si le groupe apparaît extrêmement soudé aux yeux de Richard, il ne s’agit en réalité que d’une façade. Cette amitié illusoire est finalement marquée par la solitude des personnages. Ils sont tous dominés par des sentiments violents de culpabilité, de perversité allant même jusqu’à de la cruauté. Ainsi, à travers des jeux de manipulations psychologiques, chaque personnage conserve sa part de mystères et d’inconnus qui ne sera jamais réellement dévoilée.

Insaisissable et ambivalent comme Dionysos

Représentation du culte de Dionysos.
«  Le culte de Dionysos Satyre jouant de l’Aulos en l’honneur de Dionysos », kylix, intérieur d’une coupe à boire attique à figure rouge, Terre cuite Vulci (Italie), peint par Makron, fait par Hieron (potier), Altes Museum, Berlin, environ 480 av. J.C.

Le Maître des illusions est un roman sombre chargé d’une atmosphère lourde et mystérieuse, à la frontière du mystique. L’histoire est portée par la mythologie grecque et plus spécifiquement par le mythe du dieu Dionysos. Le choix de Dionysos de la part de Donna Tartt n’est pas anodin. En effet, il est l’un des dieux les plus complexes et insaisissables de la mythologie, à l’instar de ses personnages.

Si nous connaissons Dionysos comme le dieu de la vigne et du vin, il est surtout le dieu de la folie, de l’extase et de la démesure. Dieu-masque aux multiples visages, il incarne l’ambivalence en unissant des forces contraires, entre le monde d’en bas et de l’Olympe, entre l’avant et l’après, entre la vie et la mort. Dans un jeu de miroir, nous pouvons voir à travers la figure de Dionysos, le reflet métaphorique des personnalités complexes et ambivalentes des protagonistes.

À la recherche du Maître des illusions

Représentation des Bacchanales, une thématique omniprésente dans le roman "Le Maître des Illusions" de Donna Tartt.
William Bouguereau, « La Jeunesse de Bacchus », huile sur toile, collection privée, 1884. (Source : Wikipedia). Bacchus est un dieu romain correspondant à Dionysos, donnant ainsi le terme de « Bacchanales » pour évoquer les « Dionysiaques ».

C’est lors d’un cours de grec que le professeur Julian Morrow narre le mythe de Dionysos et les fêtes qui lui sont associées. Parmi ces fêtes dionysiaques, il existe des fêtes privées et réservées à des initiés. Ce sont des cultes à mystères qui se déroulent secrètement la nuit, souvent dans des lieux isolés. Dans un parcours initiatique, ces fêtes donnent lieu à des pratiques rituelles comme le démembrement ou l’omophagie. Elles ont pour objectif d’atteindre, dans une exaltation poussée à son paroxysme, une forme de libération, décrite comme un état de transe. En d’autres termes, il s’agit de libérer son âme de son corps.

Ainsi, ce sont ces fêtes dionysiaques, nommées les Bacchanales dans la version romaine, qui fascinent complètement les personnages. Grâce aux textes antiques, ils se mettent en quête de reproduire l’une de ces fêtes dans l’espoir de lever le voile sur l’état de transe. Alors que secrets et manigances se multiplient, Le Maître des Illusions atteint son paroxysme au moment où ils accomplissent l’acte initiatique. Ce succès se réalise grâce aux rites et à la danse dans une émulsion de boissons, de drogues et de sexe. Mais, cette libération absolue les conduit directement au drame. L’histoire bascule à ce moment-là dans une lente descente aux Enfers. En effet, lors de cette fête singulière, les personnages dominés par l’extase commettent l’irréparable : un meurtre. Ce meurtre révèle alors toute leur profonde noirceur, qui les conduiraient à un second meurtre. Dès lors, nous atteignons un point de non retour.

De la noirceur, surgit la beauté

Quant aux motivations de cette quête, nous pouvons trouver un début de réponse dans la beauté. En effet, la transcendance est sans doute l’incarnation de la beauté, dans son essence la plus profonde. Pour les personnages, la beauté est intrinsèquement liée à la noirceur, sinon elle demeure superficielle. Nous pouvons citer un passage du roman : « La beauté est rarement douce ou consolatrice. Plutôt le contraire. La véritable beauté est toujours très inquiétante ». C’est donc au cœur de la folie que Donna Tartt dévoile une sublime vision poétique de la beauté.

« Les choses terribles et sanglantes sont parfois les plus belles… »

Dans Le Maître des Illusions, Donna Tartt nous emmène dans une histoire sombre et poétique. Hors du temps, les beaux paysages du Vermont apparaissent comme le lieu idéal pour rejouer les codes du mythe de Dionysos. Fascination perverse et mystères rythment les sept cent pages et quelques. Si certains secrets se dévoilent, d’autres restent dans l’ombre. Néanmoins, une question reste en suspend : qui est le Maître des Illusions ? S’agit-il du professeur ? De Henry ? Ou bien encore de Dionysos lui-même ?