Dans son recueil de nouvelles intitulé Amok, Stefan Zweig livre, par l’intermédiaire de Lettre d’une inconnue, le cri d’une femme désespérément amoureuse, en proie à la mort.
Ouvrir un livre de Stefan Zweig, c’est comme ouvrir la boîte de Pandore. L’auteur autrichien a cette plume particulière permettant de retranscrire si justement toutes les angoisses, les passions et les digressions de l’esprit humain, le plus souvent sous la forme de nouvelles. Stefan Zweig explore sans concessions la peur (Angst), la folie salvatrice (le joueur d’échecs), l’amour fou (Amok) ou le désir (Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme) en soulignant sans cesse l’ivresse provoquée par ces sentiments et la dérive psychologique de ses héros, en laissant néanmoins l’espoir au lecteur de s’en sortir grâce à une sorte de catharsis moderne.
Courrier tragique
« Mon enfant est mort hier – c’était aussi ton enfant. C’était aussi ton enfant, ô mon bien-aimé, l’enfant d’une de ces trois nuits, je te le jure, et l’on ne ment pas dans l’ombre de la mort. C’était notre enfant, je te le jure, car aucun homme ne m’a touchée depuis le moment où je me suis donnée à toi jusqu’à cet autre où mon corps s’est tordu dans les souffrances de l’enfantement. Ton contact avait rendu mon corps sacré, à mes yeux : comment aurais-je pu me partager entre toi qui avait été tout pour moi, et d’autres qui pouvaient à peine frôler ma vie ? »
Lettre d’une inconnue paraît en 1922 et constitue le premier « Best seller » de Stefan Zweig (70 000 exemplaires vendus en huit ans). La situation est relativement simple : un homme renommé rentre chez lui après quelques jours d’absence et découvre, dans son courrier, une lettre d’une dizaine de pages manuscrites, complètement anonyme. Les premières phrases semblent avoir inspiré l’un des plus célèbres incipits de la littérature française (l’Etranger de Camus « Aujourd’hui maman est morte ») puisque l’auteur, anonyme, annonce la mort de son enfant. Mais à la différence de Meursault, cette inconnue va déverser sans retenue ses sentiments. A travers les pages, le lecteur découvre la vie de cette jeune femme, tombée amoureuse à ses treize ans d’un homme plus âgé qui collectionnait les conquêtes plus belles et plus distinguées les unes que les autres. Pendant plusieurs années, elle l’espionne, l’idolâtre et rêve d’être à la place de ces femmes sans jamais oser lui parler. Forcée de déménager à Innsbruck, elle revient à 18 ans dans sa ville natale pour y retrouver l’homme qu’elle n’a jamais oublié. A trois reprises, il la séduit et l’emmène dans cet appartement où elle a toujours rêvé d’être ; mais à chaque fois, il pense qu’il s’agit d’une nouvelle femme. L’inconnue tombe enceinte mais n’avertit pas l’écrivain. Pour offrir à son enfant un train de vie idéal, elle fréquente de riches hommes sans les aimer, car son coeur appartient depuis toujours à celui qui ne l’a jamais reconnue. Victime elle aussi de la grippe dont est mort son enfant, elle rédige cette lettre durant ses dernières heures pour avouer enfin sa passion.
Un amour, infini et inconditionnel
L’amour inconditionnel est au cœur de la nouvelle de Stefan Zweig. Il lui donne à la fois sa beauté et son issue tragique. Lettre d’une inconnue est le récit d’une femme qui s’est donnée corps et âme à un homme qui ne pût jamais la reconnaître. Le titre allemand (Brief einer Unbekannten) est en cela parfaitement juste puisqu’il souligne l’ambiguïté du statut de la jeune femme qui est inconnue mais surtout non reconnue. C’est le genre de récit à vous prendre aux tripes et à vous faire poser mille questions sur les limites de l’amour. C’est du Stefan Zweig, tout simplement.