Enfance, Sarraute : une écriture de l’histoire ou l’histoire d’une écriture ?

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Nathalie Sarraute, figure de proue du Nouveau Roman aux côtés de Robbe-Grillet et de Claude Simon, publie son autobiographie Enfance en 1983, disponible chez Folio Gallimard, laquelle succède à L’Ère du soupçon (1956), Tropismes (1939-1957), et aux Fruits d’or (1963) – qui lui a valu le Prix International de Littérature – tous remettant en cause les conventions d’écriture contemporaines.

Loin de rendre un témoignage introspectif traditionnel digne d’une Confession rousseauiste, Nathalie Sarraute crée ainsi une autobiographie qui refuse de se nommer, une nouvelle autobiographie, dignes des canons du Nouveau Roman.

 

Un projet qui questionne le statut d’écrivain

 

Dès les premières lignes, le projet est à la fois énoncé et réfuté. S’enchaîne alors un dialogue entre deux « personnages », deux voix indistinctes et qui ne sont pas identifiables avec certitude, mais dont le lecteur comprend au fur et à mesure qu’il s’agit des voix de Nathalie et de son double : la voix de l’écrivain qui, riche de l’écriture d’une œuvre ambitieuse, verrait comme une déchéance que Nathalie Sarraute, dont il est la conscience esthétique, se mette à écrire un texte autobiographique. Ainsi, la question se pose sur l’identité des deux locuteurs : s’agit-il de Nathalie et d’un proche, de Nathalie et de son éditeur, de Nathalie et d’un psychanalyste, …? Dans le même temps, le lecteur comprend que les deux voix n’en forment qu’une seule dans un dédoublement de la voix narrative. Il y a donc décalage entre l’énonciation et l’énoncé, entre le Narrateur enfant et le Narrateur adulte : le dialogue se forme en fait de deux personnages autobiographiques. Ce premier dédoublement au sein même du « Je » autobiographique révèle la vision Proustienne selon laquelle l’homme qui vit et l’homme qui écrit font l’objet d’une différence intrinsèque.

-Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirs d’enfance » … Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. […]

-Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi…

 

 

La genèse d’une autobiographie a-traditionnelle

 

Dans un refus des codes traditionnels de l’autobiographie, chaque réplique de ce dialogue est alors nettement séparée de la précédente et de la suivante par un blanc typographique, ce qui détache chaque réplique sur le blanc de la page, et constitue l’horizon d’attente Jaussien, qui est ici celui de l’autobiographie, bien que la frontière entre réalité et fiction soit poreuse. Cet horizon d’attente est déjà préalablement délimité par le titre de l’œuvre : le récit se focalise sur une période de la vie du narrateur, cette « Enfance » qui peut également désigner l’infance latine, l’enfant encore dépourvu de parole : il est ici question de quelque chose qui fluctue et se dérobe, car il est aussi possible de parler de l’enfance d’un texte, de sa genèse. D’ailleurs, l’usage du terme « récit » est trompeur, car le texte ne se présente pas comme tel, mais plutôt comme un dialogue rapporté au discours direct que l’on prend en cours de route, comme on saute dans un train en mouvement.

 

Il s’agit donc d’une autobiographie qui ne veut pas se nommer, qui est « réticente » : elle refuse les voies(x) traditionnelles et conventionnelles du sous-genre. Enfance s’inscrit dans une contestation du genre autobiographique en même temps qu’elle démarre celle-ci dans une mise à distance du sous-genre narratif qu’est l’autobiographie avec le refus de la narration traditionnelle, dans la continuité du « Je est un Autre » rimbaldien. Son entrée en matière fonctionne à la manière d’une Préface, car au lieu de commencer traditionnellement, l’œuvre opère une réflexion sur le projet d’écriture lui-même. En effet, ce qui intéresse Nathalie Sarraute, ce sont les sous-conversations, c’est-à-dire le langage avant le langage, où la pensée est en gestation et n’est pas encore formulée : c’est ce qu’elle nomme les tropismes.

 

Une œuvre résolument Moderne

 

Cependant, s’il y a refus du récit traditionnel, il y a également refus de la chronologie. En effet, le tempo du texte est lent, les points de suspension et les blancs introduisent de nombreuses pauses, lesquelles semblent traduire l’hésitation de la narratrice/auteure devant son propre projet, qui est d’écrire une forme traditionnelle sans utiliser une technique traditionnelle : Nathalie Sarraute cherche à écrire une nouvelle autobiographie. Si le titre est programmatique, l’auteure déjoue ce que cela peut avoir de conventionnel, puisqu’elle commence par la genèse de son projet d’écriture avant sa propre genèse, dans un processus « rétro-pédalant » en ce qu’elle commence par la référence au monde de l’adulte, du Je narrant de l’énonciation.

Nathalie Sarraute introduit par ailleurs dans son autobiographie conversationnelle de nombreuses marques de la Modernité, telles que l’absence de régie, l’absence de dénomination, etc… Pourtant, malgré une écriture très élusive fonctionnant principalement par opposition et négation entre les deux Narrateurs, apparaissent trois hypothèses successives capables de motiver la volonté d’écrire une telle autobiographie : le désir de se raconter, la vieillesse, et la quête d’une forme nouvelle dans une forme conventionnelle.

Nathalie Sarraute, dans un constant renouvellement des codes de l’écriture, offre ainsi dans Enfance le portrait ambivalent et bipolarisé d’un être jouant sur la polyphonie énonciative, capable d’une autocritique introspective, d’un questionnement sur l’objet littéraire et d’un possible adieu à la littérature. Il s’agit d’une confession déroutante et décalée, intégrée dans un processus de réappropriation d’un passé lointain, et d’une expressivité de la parole où l’œuvre n’a plus pour objet une histoire intégrée dans un récit, mais l’écriture et sa propre re-création. L’auteure nous donne alors une autobiographie réinventée, où le pacte autobiographique est tout à la fois refusé et noué, faisant l’objet d’une double quête : quête de soi, et quête des mots.

Comme le signe de ce constant renouvellement, Enfance se termine par :

 

-Rassure-toi, j’ai fini, je ne t’entraînerai pas plus loin… -Pourquoi maintenant tout à coup, quand tu n’as pas craint de venir jusqu’ici ? -Je ne sais pas très bien… je n’en ai plus envie… je voudrais aller ailleurs… […]

 

sources : Teheran et crédits photos pour The Estate of Diane Arbus

 

Article écrit par Julie Madiot