Critique « Belle du Seigneur »: un amour plein de fantaisies

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Mon amour, s’entendait-elle murmurer. Vous voyez, mon chéri, disait-elle alors à l’absent, vous voyez, même quand je ne pense pas à vous, en moi ça pense à vous.

 

Belle du Seigneur est un roman écrit par Albert Cohen dont l’écriture a commencé en 1930, et sera finalement publié en 1968. Ce grand roman de pas moins de 1100 pages (éditions Folio) est considéré comme un classique du XXème siècle, ainsi qu’un classique de la littérature de l’amour. 

Belle du Seigneur est un livre tellement hors norme qu’il est difficile d’en parler. C’est comme si un coeur trop plein ne pouvait pas laisser échapper une seule émotion sous peine d’exploser. Ce roman nous a donné le même effet. 

 

cover Critique "Belle du Seigneur": un amour plein de fantaisies

 

 

Ma Belle Ariane

L’histoire débute en 1935 lorsque Adrien Deume, qui travaille à la Société des Nations à Genève, attend de recevoir sa promotion pour monter en grade. Adrien Deume est un trentenaire qui a probablement été trop couvé par ses parents. Adrien est marié à une certaine Ariane d’Auble, descendante d’une famille bourgeoise de Suisse. Adrien fut le premier à la « récupérer » lorsque celle-ci était au plus bas après la perte de son premier amour Varvara, une jeune étudiante Russe morte de typhus. 

Dès le début du roman, une certaine distance entre les deux époux.ses est palpable. Ariane semble très désintéressée de la vie de son mari, tandis que lui ne cesse de se réjouir de sa future promotion, et ne pense qu’à cela. Cependant, contrairement à Ariane, il est très joyeux de pouvoir partager cela avec elle. Il n’hésite pas à lui montrer son amour et de lui prouver que cette promotion sera bénéfique pour lui comme pour elle. A ce stade du roman, on peut d’ores-et-déjà  sentir un total déséquilibre dans le couple. Alors qu’Adrien essaie de faire tout son possible pour faire plaisir à Ariane, elle au contraire, aimerait qu’on la laisse tranquille (elle n’est presque jamais présente lorsqu’Adrien est avec ses parents; elle déteste qu’Adrien rentre dans sa chambre; elle se fiche totalement de ce qu’Adrien lui raconte à propos de la Société des Nations etc…). 

Autrement dit, Ariane s’ennuie profondément dans son mariage et c’est une Ariane quasiment vide que nous rencontrons au début du roman. 

 

 

Sa majesté Solal des Solal 

D’autre part, nous rencontrons Solal des Solal, le directeur de la société des nations où travaille Adrien. Solal, dès le début du roman, nous est présenté comme quelqu’un de charismatique. D’abord, le fait qu’il soit directeur montre qu’il a réussi à se hisser à la plus haute place. C’est quelqu’un qui porte en lui le pouvoir. De plus, il vient de la famille des Solal, et il a été « l’élu » pour avoir le même prénom que son nom de famille. Cela donne un indice majeur sur la place que cet individu représente: à la fois dans sa famille mais également dans la société. Il n’est pas n’importe qui. 

On peut d’autant plus s’en rendre compte lorsque Adrien, récemment promu, invite Solal plusieurs fois à dîner, et que ce dernier ne viendra finalement jamais. La famille Deume met tout en place pour préparer la soirée parfaite – à la hauteur de l’importance de Solal – mais se retrouve toujours bredouille, à déguster le dîner à trois. 

 

L’épisode des dîners : 

Il nous a semblé essentiel de parler de ce passage du livre. Il se déroule sur une centaine de pages environ, et est très équivoque. 

Adrien et ses parents sont sous une pression monstre pour impressionner Solal. Iels préparent des dîners digne d’un mariage; iels font attention au moindre détail. Chacun se prépare soigneusement, et iels répètent même ce qui est possible de dire ou non en présence du Grand Solal. 

SPOILERS: Cependant Solal ne viendra jamais. En tant que lecteur/trice, l’attente nous semble tellement longue, autant que pour les Deume qui semblent attendre leur heure de gloire. Le fait qu’elle n’arrive jamais montre à quel point les Deume sont des personnes pathétiques. Adrien tente tant bien que mal à « devenir quelqu’un », mais peut-être que cela n’est pas accessible pour tou.te.s. Adrien est quelqu’un de bien mais qui n’a sûrement pas les capacités à atteindre plus que ce qu’il n’est déjà. Ce qui nous emmène vers le deuxième point de ces épisodes des dîners ratés: Adrien n’est pas assez pour Ariane. 

Cette si longue attente lorsque les Deume voient les aiguilles avancer sur l’horloge et qu’aucun bruit de voiture ne se fait entendre peut traduire l’ennui profonde dans laquelle Ariane tourbillonne depuis des années. Elle n’arrive plus à sortir de cet ennui, et finalement rien n’arrive, jamais. Elle est comme emprisonnée avec Adrien. Il est une bonne personne mais il ne lui correspond pas. Tout est trop latent, trop mou. Sans émotions, sans excitation. D’ailleurs, durant ces dîners, Ariane reste tout le temps dans sa chambre. Dans la première partie du livre Ariane semble clairement en dépression. On ne la voit que rarement, elle ne trouve aucun intérêt en rien et elle est très peu active. 

Ces pages du roman sont déterminantes dans l’histoire: elles montrent tout le dysfonctionnement qui se passe au sein de cette famille. Elles rendent mal à l’aise et dévoilent une certaine anxiété. En tant que lecteur/trice, comme Ariane, nous ressentons le besoin de sortir de cette atmosphère étouffante pour retrouver quelque chose de libérateur. 

Cela arrivera, mais les apparences sont trompeuses. 

Dehors, universelle, une inlassable pluie disait leur malheur. Enfermés dans la souricière d’amour, condamnés aux travaux d’amour à perpétuité, ils étaient couchés l’un près de l’autre, beaux, tendres aimants et sans but. Sans but.

 

 

Un (véritable ?) amour passionnel 

Comme dit précédemment, Belle du Seigneur est devenu un roman incontournable sur l’amour. Mais est-ce vraiment de l’amour? 

Ariane et Solal sont devenus un duo mythique. Publié en 1968, la relation entretenue entre Ariane et Solal est totalement hors norme par rapport à tout ce qui avait déjà pu être écrit en matière de relation amoureuse. Entre sexe, scènes intimes et violence à l’état brut, Cohen fut un précurseur. Belle du Seigneur ne vieilli pas, et même, il parait plus contemporain que jamais. 

Ce roman représente ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui une relation toxique: un rapport de force s’impose et déstabilise l’équilibre du couple. 

 

 

Un pavé époustouflant  

La lecture de Belle du Seigneur a tendance à rebuter certaines personnes. En effet, un aussi long roman sur une seule histoire d’amour, que peut-il bien se passer? 

Et bien pour tout dire, pas grand chose. Et pourtant, c’est un des livres les plus prenants que nous ayons pu lire. 

La singularité de ce roman se trouve dans les longs monologues intérieurs des personnages. Durant des pages et des pages, nous pouvons lire ce qu’il se passe dans la tête d’Ariane et Solal. C’est à la fois déconcertant et fascinant: les mots mis les uns à la suite des autres ne font pas sens mais le tout fait sens. Ces pensées écrites sur papier nous envoûtent et nous plongent inconsciemment au sein de l’histoire. Tellement que l’on se sent concernée par cette histoire d’amour; on en devient acteur/trice. En lisant Belle du Seigneur, vous vous sentirez comme hypnotisé.e par les mots. 

Belle du Seigneur est un roman d’amour au destin tragique. S’aimer, vivre la folie, atterrir dans la routine, s’aimer, ne plus supporter l’autre, vouloir tuer l’autre, puis être épris d’amour à nouveau, puis… finalement, n’est-il pas possible à la fois d’aimer et de haïr quelqu’un? 

 

albert cohen belle du seigneur book cover 01 Critique "Belle du Seigneur": un amour plein de fantaisies

 

 

En espérant que Belle du Seigneur vous plaira autant qu’à nous, nous vous souhaitons la lecture la plus passionnante qu’elle puisse être. 

Note: Avez-vous déjà écouté une chanson qui vous faisait tant penser au livre que vous lisez actuellement? Ce fut notre cas. Ecoutez « Sober II (Melodrama) » de Lorde en lisant Belle du Seigneur, et dites nous si vous avez ressenti cette connexion entre la chanson et le livre !