Les œuvres sur l’expérience dramatique de la Shoah sont aujourd’hui nombreuses mais Retour à Lemberg se distingue des autres bd en montrant la naissance la notion de crime contre l’humanité.
Retour à Lemberg, une histoire familiale
L’avocat international Philippe Sands vient donner une conférence en Ukraine à Lviv, autrefois nommée Lemberg. Cette conférence, dans le berceau de sa famille, le pousse à se questionner sur son passé. Passionné par les procès historiques et littéraires, Philippe Sands est devenu avocat et a participé à la fondation du tribunal pénal international. Il a longtemps étudié les concepts généraux du droit sans se pencher sur son histoire, et par ce livre, il rentre dans les secrets de famille.
Le premier chapitre de Retour à Lemberg s’intéresse à son grand-père Léon Buchholz. Pendant son enfance, Philippe Sands a fait des séjours réguliers chez ses grands-parents à Paris mais toujours brefs. En effet, à chaque visite, il ressentait une ambiance lourde sans en saisir la raison. Après cette introduction, Retour à Lemberg revient sur ces secrets de famille. Tel un historien, Philippe Sands part de maigres documents officiels et de photos. Manquant d’information, il fait beaucoup d’hypothèses. Il découvre alors que les Sands sont bien plus mobiles et complexes qu’il ne le pensait. Il se base alors sur les témoignages et les archives de sa famille élargi.
Avec ces informations, le livre se transforme. Retour à Lemberg quitte le récit contemporain et rentre dans la reconstitution d’une famille, d’un espace et d’un massacre. Chaque chapitre se concentre sur un membre de la famille Sands même si Léon Buchholz occupe une place centrale. Engagé à gauche en Autriche, il s’engage dans l’armée française peu après son arrivée en France.
A l’opposée totale du propos violent, le dessin de Christophe Picaud est très doux. On ne trouve jamais un trait en trop. Les décors sont souvent absents pour se concentrer sur les propos des acteurs de l’histoire. Christophe Picaud invente ou se base sur des photos comme le prouvent les visage à la fois totalement réalistes et très fin.
L’édition de Retour à Lemberg est à la hauteur du propos avec un format carré de grande taille comme un livre d’art. le lecteur n’est jamais perdu par le contenu éditorial. On peut citer à titre d’exemple le plan de Lviv ouvrant le livre et on peut saluer le très large dossier documentaire de photos en fin de volume. Cette œuvre a d’ailleurs reçu le soutien de Philippe Sands qui a rédigé la préface et la dédicace.
L’histoire d’une disparition
Retour à Lemberg commence par un cas individuel pour élargir à toute une communauté. Philippe Sands part d’un détail : bien qu’ils ne se soient sans doute jamais croisés, les deux fondateurs du concept de génocide sont nés à Lviv. Par l’exemple de cette ville qui change plusieurs fois de nom et cinq fois de pays, le scénariste Jean-Christophe Camus montre l’histoire compliqué de cette région au XXe siècle et ce n’est hélas pas fini. Dans sa préface, il fait un lien entre l’empire Austro-Hongrois, la Seconde Guerre mondiale et la guerre en Ukraine pour montrer la continuité et l’actualité du génocide. Le deuxième chapitre s’intéressé à Lauterpacht, un des fondateurs de la notion de crime contre l’humanité tandis que le troisième raconte comment Raphael Lemkin inventa le concept de génocide en partant de la situation en Arménie. On peut être impressionné par la précision des faits. On part d’une ville Lviv pour montrer la complexité de la situation des minorités en Pologne partagées entre les bons vouloirs du traité de Versailles et le risque de stigmatiser ces groupes. On découvre l’opposition de deux conceptions du droit. Cet aspect pourrait être froid mais en l’incarnant par la compétition de deux personnes, Retour à Lemberg devient un thriller. Qui va l’emporter ? On suit la compétition jusqu’au procès de Nuremberg qui révèle quelle conception l’emporte.
Retour à Lemberg montre également les nombreuses circulations forcées subies par la communauté juive au cours du XXesiècle et les blocages administratifs quand ils veulent fuir les pogroms en Russie et les violences dans le Reich allemand. On voit la montée du nazisme en Autriche mais sans que la situation soit montrée comme inéluctable. Un chancelier a voulu interdire le parti nazi mais il a été assassiné puis un plébiscite a validé l’unification de l’Autriche et de l’Allemagne. Des opposants sont très vite déportés et les juifs sont harcelés. Par la loi, ils sont exclus de l’université et de certaines professions, viennent ensuite les rafles. Une page décrit la déportation dans un camp de concentration puis dans un centre de mise à mort de deux femmes proches de Philippe Sands. Par des récits individuels, Retour à Lemberg montre la cruauté de la guerre mais également l’héroïsme quotidien. Des inconnus cachent des juifs.
Le lecteur découvre une photo de famille, puis on voit la vie de l’arrière-grand-père de Philippe Sands. Il vivait en Galicie mais sa famille se déplace énormément parfois pour des opportunités professionnelles mais aussi souvent en raison des persécutions que subit cette famille juive. Le grand-père maternel part travailler à Vienne dans le ghetto juif. Il remet en cause des stéréotypes de genre. Son grand-père s’est occupé seul de sa fille pendant plusieurs années avant que son épouse puisse le rejoindre. On comprend également que cette génération a brisé la transmission. En effet, le grand-père de l’auteur n’a jamais rien dit sur son enfance et sur sa vie pendant la Seconde Guerre mondiale. La Shoah est devenue un tabou dans la famille. Néanmoins, on peut trouver que le propos, si solennel, écrase les velléités artistiques. La structure est très classique et le récit, les dialogues, sont composé des longs morceaux de texte.
Édité par Delcourt, Retour à Lemberg vous plonge dans l’histoire et le droit. Entre le premier et le deuxième chapitre, Retour à Lemberg bascule de la description d’une famille à la narration d’une lutte pour le droit international.
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