Le ghetto de Shanghai, une « bûddha affaire qui va éclater »

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Les Tsars sont de retour chez Delcourt avec Jour J

Ce mois-ci, le tome 43 de « Jour J » vient de paraître aux éditions Delcourt ! Les scénaristes Fred Duval et Jean-Pierre Pécau nous invitent à refaire l’histoire. Et si les nazis avaient gagné la guerre ? Cette uchronie avant tout pensée comme une course-poursuite contre les agents du mal présente un IIIème Reich plus puissant que jamais, n’ayant plus que pour seuls ennemis les soldats de la vérité, comme notre héroïne Mary Kate Danaher.

 

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Jour J, une uchronie qui en est à son tome 43 !

 

Rendez-vous en Asie

Les paysages asiatiques sont sous ces latitudes qui font dire aux Européens qu’elles sont terres de poésie et d’infini. Par la fascination multiséculaire de l’Europe pour l’Extrême-Orient, ce tome reflète quelque chose qui s’apparente à un rendez-vous historique entre imaginaire et poncif de vieux poète. Or, les routes d’Asie ne mènent dans ce tome qu’à un pandémonium surprenant : alliés, l’Allemagne et le Japon pourraient collaborer afin d’exterminer les Juifs d’Europe.
Le fameux plan fugu constamment répété dans l’album est la clé d’une compréhension plus globale du monde : il s’agit d’une proposition japonaise de transfert des Juifs d’Europe en Asie pour repeupler la Mandchourie. Ce transfert a déjà débuté et un ghetto se constitue à Shanghai, où les Juifs y reçoivent un traitement correct. Pour le moment. Car les nazis veulent proposer, par l’action du SS Meisinger, aux alliés Japonais de profiter de la récente présence de Juifs en Asie pour les y exterminer.
Les scénaristes revisitent le plan de la solution finale en lui prêtant des accents nippons puisque Herr Meisinger doit convaincre son allié que le Juif est l’ennemi commun à toutes les nations, puisque apatrides et apparemment dotés de ressources multiples.
La seule personne asiatique qui prend la parole dans ce tome est un certain Sugihara, professeur expliquant à Bob Simon ce fameux plan devant tourner au massacre des Juifs. On pourrait regretter que dans ce tome se déroulant presque exclusivement à Shanghai, il n’y ait qu’une seule personne asiatique qui a quelque chose à dire. Les autres asiatiques présents sont des hommes de main au vocabulaire et aux actions limités, assermentés, payés pour servir un régime fasciste et ne faire qu’un avec le diable.
Aussi, il ne faut pas s’attendre aux décors du Lotus Bleu ou aux stèles de Segalen, l’atmosphère dans ce tome est puissamment « occidentalisé», on y voit essentiellement des Européens, des hommes de main, des nazis ou bien des armes, mais nulle trace pour le moment de familles Asiatiques et de retranscription de traditions, de modes de vie, bref, aucune empreinte locale à déclarer, si ce n’est la mention du poisson fugu, analogon d’un plan vicieux. Bien que l’on traite ici d’une concession internationale de Shanghai, il aurait peut-être été plaisant pour le lecteur de se sentir immergé… en Asie des années 40

 

Sauver son honneur au-delà de la guerre, c’est possible

Bien que la situation soit des plus critiques, des personnages nous montrent par quel moyen il est possible de résister au joug nazi. Le frère du professeur Sugihara a en effet fait obtenir des visas à des Juifs Lituaniens afin qu’ils quittent l’Europe pour se mettre à l’abri en Chine. Ce genre d’acte de résistance ridiculise d’autant plus le « boucher de Varsovie » (le SS Meisinger) qu’il existe des moyens de faire entendre une opinion autrement que par la tuerie, mais plutôt par la survie. Survivre, c’est ce que tout le monde fait, la survie, c’est le tunnel essentiel qu’emprunte la Vérité pour triompher face à une société fasciste. Le courage est donc le maître mot et il s’illustre par d’autres personnages que Mary. La scène émouvante de l’album réside dans l’acte de bravoure de Monsieur Sidel, un Juif âgé et père d’une fille adulte, qui revend des diamants afin d’amasser assez d’argent pour quitter Shanghai, bientôt occupé par les nazis. Alors qu’il reçoit la somme après transaction, il se saisit d’une arme et tire sur le SS Meisinger, en sachant très bien ce que cet acte lui coûtera. Cette poussée d’héroïsme en la personne d’un vieux Juif traqué est l’image d’une société qui crée de nouvelles figures du Bien. En mourant en martyr, Monsieur Sidel est à la fois reconnu par le lecteur comme un homme dont l’acte a été commandité seul mais faisant partie d’un tout appelé la Résistance. Ainsi, l’action de Mary dans son enquête sur les nazis est aidée par de petites mains qui font valoir leur respect pour des femmes de conviction comme elle. Mary, incroyablement isolée dans son périple, est finalement loin d’être seule.
Stewart et Sterling, ses gardes du corps, trouvent rapidement la mort en faisant leur devoir, ce qui ajoute à cet album une dimension de solidarité entre personnes luttant contre le régime nazi.

Des sociétés « orange mécanique »

Malgré cet élan, c’est par une série de cauchemars que commence l’album, alors que Mary est en convalescence après après été victime d’un attentat. Finalement saine et sauve, la violence de la guerre est avant tout dépeinte ici comme bête noire, si Mary n’est pas physiquement blessée, elle est durablement hantée par les cadavres qui dansent autour d’elle. A plusieurs reprises dans ce tome, des hommes morts s’effondrent sur elles ou meurent pour la protéger. Si la guerre est une affaire de gens vivants voulant faire des morts, celle-ci est précisément déterminée à arracher toute vitalité aux corps des existants.
Mary, audacieuse journaliste directement liée à Roosevelt, voit son corps et son esprit se décomposer. Ainsi, les scénaristes montrent que bien qu’elle vive et qu’elle soit animée par sa volonté de détruire le Reich, Mary est une prisonnière de guerre, comme tout le monde. Une prisonnière de guerre dont le corps ne lui appartient plus puisqu’elle est obligée de le livrer au SS Meisinger pour espérer collecter des documents précisant sa présence à Shanghai. La beauté blonde de Mary n’est que la haute expression de la noirceur du sort qui l’attend, d’abord en tant qu’ennemie du Reich, mais aussi en tant que femme. C’est en tant que femme que les services secrets américains l’envoient à Shanghai afin qu’elle « convainque » Bob Simon de lui livrer des renseignements sur les récents événements. Parce qu’ils ont été amants dans le passé, Mary se doit apparemment en tant que femme de jouer de sa séduction pour convaincre des hommes de l’aider, d’abord Bob Simon puis le SS Meisinger. Cette aliénation fait de Mary une victime supplémentaire car à cause de son sexe les hommes, même ses alliés, attendent d’elle qu’elle joue son rôle de femme. Femme qui finit en détresse à la fin du tome, prisonnière des nazies, sauvée bien entendu par son ancien amant Bob Simon.
Les scénaristes ont sans doute nécessairement voulu montrer en faisant d’une femme l’héroïne à quel point la résistance au Reich mène à une suppression de soi. Mary a beau être intelligente et ambitieuse, on attend d’elle qu’elle se déshabille.
Cette balle incrustée dans la tête de Klimpt, le compagnon d’arme de Bob Simon, est certes bien plus violente qu’une culotte aux chevilles, mais les scénaristes démontrent la violence de la guerre par le comportement que les personnages adoptent pour lui faire face, ainsi tous les bas instincts et vieux prédicats ressortent car apparemment seule manière de lutter contre l’ennemi à la chemise brune.
Finalement, les chevaliers de l’Apocalypse aux svastiska en guise de boucliers dont rêve Mary en début de tome sont ses ennemis alignés uns à uns : le sexisme, la misogynie, la peur de mourir, la peur de faillir

 

Jour J est une uchronie bien ficelée aux dessins très réalistes, changeants bien sûr puisque les scénaristes travaillent avec un dessinateur différent par tome, essentielle pour notre époque contemporaine où l’on interroge sans cesse l’histoire, surtout ces guerres mondiales qui constituent notre héritage et notre peur d’y retomber