Sorcières ! Disent-ils : Notre avis sur la BD publiée chez Delcourt

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Source de fascination, la sorcière imprègne notre imaginaire collectif. Tantôt affiliée au diable, puis à une figure réservée aux contes pour enfants, elle est aujourd’hui récupérée par les mouvements féministes. Sorcières ! Disent-ils propose de retracer leur histoire de manière objective.

Jouant sur les codes du conte, cet ouvrage d’apparence enfantine décortique les motivations sociales, politiques et économiques qui ont conduit à cette chasse aux sorcières. Il s’agit, de manière synthétique et très bien référencée, d’éclairer le lecteur sur ces ambitions, afin de ne plus laisser leurs bourreaux invisibles, et de rendre justice aux « premières féministes de l’Histoire ».

Juliette Ihler et Singeon proposent ici une réappropriation du mythe de la sorcière.

Le ton est sarcastique, les dessins légers, et le narrateur est un chat noir qui nous permet de suivre tout au long de l’ouvrage les enjeux sous-jacents ayant conduit à cette inquisition. Il faut dire que les justifications de l’époque n’ont rien à envier aux contes pour enfants qui ont généralisé dans les esprits la figure de la sorcière effrayante et (heureusement) imaginaire.   

Un manuel, le Maleus Maleficarium dans la BD, est distribué massivement et entraîne une diabolisation de la sorcière, « justifiant » leur massacre.  -on apprend par ailleurs que le vrai manuel de l’époque, Le marteau des sorcières, a été distribué à plus de 30 000 exemplaire dans toute l’Europe. La fable narrée dans ce prétendu manuel relève du mythe ; cela constitue sa force, car il engendre des croyances qui s’ancrent collectivement dans les esprits.

On joue sur la peur : les sorcières font perdre l’âme des hommes, s’acoquinent avec le diable dans un coït « terriblement jouissif et horriblement douloureux », et tuent les enfants et les hommes en les cachant dans des nids d’oiseaux. Ces accusations servent à justifier leurs traitements tout aussi absurdes : torturées, rasées, piquées au sang, elles sont exposées publiquement pour, là aussi, mieux terrifier …

Et dominer. Car il s’agit bien ici avant toute chose d’une histoire de la domination masculine, expliquant de fait la réappropriation du mythe par les mouvements féministes contemporains. Les femmes principalement ciblées sont les vieilles femmes, les femmes célibataires et indépendantes, et les veuves. Ce sont des femmes qui ne sont pas sous la tutelle d’un homme, que l’on accuse d’être sous celle du Diable (car l’absence de l’homme paraît inconcevable).

Les femmes sont réduites à un objet de fantasme. Leur sexualité est condamnée, diabolisée, tandis que la chasteté est sanctifiée. Certains corps de métier (artisanat, travail de la terre, médecine) se ferment rapidement aux femmes. On retrouve dans tout cela des traces évidentes aujourd’hui, tant sur la sexualité des femmes, la répulsion et la fascination qu’elles génèrent, que sur la répartition inégalitaire des hommes et des femmes dans certains secteurs professionnels.

Les quatre femmes choisies dans la BD représentent les principales cibles de cette chasse aux sorcières, en marge du modèle que l’on tente d’imposer à l’époque. L’une est forgeronne, et ne correspond donc pas au modèle de la femme docile et inférieure, qui se limite au travail domestique et reproductif, dépendante financièrement. L’autre est guérisseuse, et empiète sur la médecine bourgeoise émergente à l’époque, strictement réservée aux hommes et aux classes supérieures. La troisième est paysanne et partage de manière égalitaire la terre avec son mari, ce qui une fois encore ne correspond pas au modèle imposé par le patriarcat. Enfin, la quatrième est magicienne, soulève les foules, bien loin de la femme docile et silencieuse.

Si la magicienne est ainsi décriée, c’est aussi qu’elle résiste à une tentative de désenchantement du monde. La magie est considérée comme un outil de résistance au pouvoir, un rempart contre la rationalisation du travail et l’asservissement des esprits.

La domination ne s’arrête pas à celle des femmes, il s’agit d’imposer un nouveau modèle social, économique et politique : le capitalisme. Pour justifier ces changements, et les inégalités qu’il engendre, on a recours à la terreur et au désenchantement. Les réunions collectives, danses, et musiques sont interdites. La magicienne qui soulève et fédère les foules est donc largement ciblée et éradiquée.

Sorcières ! Disent-ils, réhabilite non seulement l’histoire des sorcières en dévoilant leurs visages, mais montre aussi leurs bourreaux, les enjeux politiques et sociaux derrière cette chasse aux sorcières. Il s’agit d’octroyer « réparation » à ces femmes en utilisant le mythe pour mieux s’en éloigner, et proposer un récit objectif de cette part de l’Histoire qui a bel et bien existé. Cet ouvrage permet au lecteur de ne plus considérer la sorcière comme un mythe que l’on regarde de loin, mais de montrer les origines de l’Inquisition, et ses répercussions au fil des siècles. L’aspect synthétique de l’ouvrage permet une initiation efficace ; les nombreuses références et autres notes offrent au lecteur la possibilité de continuer sa recherche.