Critique « LE RÉSERVISTE » : Quand travailler n’est plus indispensable

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Le Réserviste peint l’histoire d’un chômeur qui décide de ne plus chercher de travail. Lors d’une visite au bureau de l’emploi, un conseiller lui explique sa théorie : le système néolibéral entretient à dessein le chômage, qui constitue une réserve afin d’exercer une pression constante sur ceux qui travaillent. Cette catégorie « privilégiée » se doit donc d’être prête à tout car elle est tout à fait remplaçable par une des nombreuses personnes de la réserve. Le protagoniste décide alors de devenir réserviste.

Le texte, publié en 2013 par Thomas Depryck (auteur belge récompensé à deux reprises par le prix Georges Vaxelaire), est porté au plateau par la compagnie A. Alice Gozlan, ancienne élève du Studio d’Asnières, met en scène trois comédiens (Julia de Reyke, Zacharie Lorent et Mélissa Irma) dans un spectacle aux allures de conte des temps modernes. Les acteurs y interprètent trois narrateurs-conteurs qui semblent représenter trois facettes d’un même personnage, ou trois potentialités d’une même histoire : la fille naïve avec son manteau de pluie et son arrosoir, la fille rebelle vêtue de noir et le garçon semi-adulte quelque peu perdu dans une société où il ne trouve pas sa place.

Cette société, c’est celle du travail, érigé en valeur fondamentale. Nous nous définissons par notre activité professionnelle : celle-ci suffit, d’une certaine façon, à exprimer tout ce que nous sommes et sert de filtre pour nous intégrer (ou non) dans la société. « Tu fais quoi dans la vie ? », demande-t-on toujours à une personne que l’on rencontre. La théorie exprimée par le conseiller à l’emploi n’est pas sans rappeler le lien entre chômage et niveau de salaires démontré par Phillips : plus le taux de chômage est élevé, moins les salaires augmentent. Aussi, les réservistes (ou les « assistés », tel que d’autres les appellent) doivent exister pour exercer une pression sur ceux qui travaillent : un salarié effrayé par la perte de son emploi sera bien moins susceptible de demander une augmentation.

 

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La scénographie rappelle une aire de jeux pour enfant, avec son gazon artificiel et ses éléments épars. C’est aussi un spectacle sur l’innocence de l’enfance que l’on ne veut pas perdre. Tel Peter Pan envolé pour le Pays Imaginaire, le protagoniste choisit de devenir réserviste et ainsi d’échapper au modèle sociétal qu’on lui propose et auquel il ne parvient pas à s’identifier.

Si la théorie de la réserve arrive assez tardivement dans le spectacle, le protagoniste plonge assez rapidement dans le délire sans même réfléchir au sens du propos tenu par son interlocuteur. La pensée du conseiller à l’emploi était certainement le fruit d’une réflexion, d’un cheminement de pensée. Or, le personnage est incapable d’avoir cette même réflexion et c’est ce qui fait de lui, par la suite, un marginal. Il ne voit pas cela comme le signe d’une manipulation volontaire au profit de la consommation de masse mais au contraire comme une opportunité à saisir. Notons également qu’il croit son premier interlocuteur avec une facilité déconcertante tandis qu’il a du mal à prêter attention au discours du conseiller suivant (qui lui rappelle qu’il doit chercher du travail). Ce que nous montre la mise en scène, plus qu’une société malsaine, c’est l’incapacité de la population à penser par elle-même. Le protagoniste est certes perdu mais c’est parce qu’il ne développe pas sa réflexion sur le monde qui l’entoure qu’il ne peut pas s’en sortir (mais en a-t-il seulement les moyens ?). Pendant tout le spectacle, il reste donc un enfant oscillant entre un divertissement populaire auquel il est accro (concert de Madonna, télévision, consommation de porno) et une ode à la paresse. Nous sommes loin, encore, d’un appel à la résistance ou au boycott.

C’est, dans l’ensemble, un spectacle réussi surtout par l’énergie et l’enthousiasme que déploient les comédiens. Le peu d’interactions ne les empêche pas de tenir une écoute rigoureuse et toujours précise de leurs partenaires, ce qui sert évidemment le spectacle et l’histoire qu’ils racontent. À découvrir jusqu’au dimanche 4 mars 2018 au Théâtre de l’Opprimé à Paris.