L’écume des jours de Boris Vian

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Aujourd’hui placé dixième au classement des meilleurs livres du XXe siècle, l’Écume des jours ne fit pourtant pas, à sa sortie, de Boris Vian, alors âgé de vingt-six ans à peine, un auteur reconnu. Quelles sont les raisons de son succès tardif ?

Les années d’après guerre

Tout commence lorsque, sous les conseils avisés de Jean-Paul Sartre et Raymond Queneau, Boris Vian publie dans le numéro du 13 octobre 1946 des Temps Modernes, quelques extraits de son œuvre. Ils ne connaîtront pas le succès escompté.
En 1947, lorsqu’il est publié, L’Écume des jours ne se vend d’ailleurs qu’à un petit millier d’exemplaires, avant de sombrer dans l’oubli.
Malgré tout, le roman sera nommé pour le prix de la Pléiade, en 1947, mais ne l’obtiendra pas. Comment expliquer le décalage de soixante ans, lorsqu’en 2010, Boris Vian se voit consacré et entre à la Pléiade ?

L’Écume des jours

Il s’agit d’un conte de l’époque du jazz et de la science-fiction, à la fois comique et poignant, heureux et tragique, merveilleux et fantastique, féérique et déchirant.
Dans cette œuvre d’une modernité insolente, l’histoire d’amour entre Colin et Chloé est perturbée par les aléas de la société qui asservit les hommes jusqu’à les tuer.

«Chloé, vos lèvres sont douces. Vous avez un teint de fruit. Vos yeux voient comme il faut voir et votre corps me fait chaud… Il me faudra des mois, des mois, pour que je me rassasie des baisers à vous donner. Il faudra des ans de mois pour épuiser les baisers que je veux poser sur vous, sur vos mains, sur vos cheveux, sur votre cou… Chloé, je voudrais sentir vos seins nus sur ma poitrine, mes deux mains croisées sur vous, vos bras autour de mon cou, votre tête parfumée dans le creux de mon épaule, et votre peau palpitante, et l’odeur qui vient de vous. »

Le mode d’écriture de Boris Vian éclaire son époque d’une fraicheur nouvelle: il est rapide, refuse le beau style classique pour le mode d’une conversation à bâtons rompus : en bref, il est à l’image de l’écrivain, jazzy, et symbolise l’improvisation du saxo devant les autres musiciens.
Chloé, l’héroïne de lÉcume des jours doit d’ailleurs son nom à un titre de Duke Ellington.

Car Chloé incarne le blues. Elle exprime son cours fatal et mélancolique jusqu’à une mort douce mais inéluctable. Durant leur voyage de noce, les jeunes mariés découvrent que Chloé a développé dans son poumon droit un nénuphar qui l’empêche de respirer correctement et l’affaiblit. Au printemps de leur vie, les deux amants sont en réalité condamnés au malheur, et que peut l’argent face au destin ?

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 Univers littéraire

Boris Vian appartient à la génération des jeunes qui, sans participer directement à la guerre, en ont subi les conséquences, et se sentent déçus, trompés, orphelins.

« Les gens ne changent pas. Ce sont les choses qui changent.»

Ce sentiment de désarroi et d’impuissance se reproduit dans une partie importante de sa création littéraire, mais dans ses romans -et notamment à partir de L’Écume des jours, Boris Vian ne dépeint pas le monde du réel qui l’entoure.
Son univers romanesque est une fabulation poétique de la réalité: il crée des univers parallèles imaginaires, d’une grande originalité, mais toujours cohérents. Ces mondes sont certes étranges, mais ils ne nous sont nullement étrangers.

Le lecteur y reconnait pas mal d’aspects apparentés au monde du réel, bien que le rapport entre les deux reste toujours ambigu. On pourrait définir les espaces romanesques de Vian comme l’univers de la douleur interdite. Les personnages assument la douleur et la subissent comme un élément consubstantiel du fait même d’exister, mais sa présence est toujours passée sous silence, comme s’il s’agissait d’un tabou.

« Le plus clair de mon temps, je le passe à l’obscurcir, parce que la lumière me gêne. »

Un peu à l’image de son auteur, encore une fois…

Boris Vian est né en 1920. Il grandit dans une famille cultivée et d’une grande liberté d’esprit. Alors qu’il a 12 ans, on lui décèle des rhumatismes cardiaques. Cette fragilité annoncée au seuil de sa vie ne l’abandonnera jamais et inspirera ses histoires les plus connues.

En 1944, son père disparait dans des circonstances tragiques : il est assassiné, en pleine nuit. C’est cette même année qu’il commence à écrire, établissant alors un lien très net entre la souffrance et l’écriture, libératrice.

En 1952, il entre au Collège de ‘Pataphysique, une « société de recherches savantes et inutiles » fondée par Alfred Jarry.

« Je m’applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas. »

Il meurt le 23 juin à trente-neuf ans pendant la projection du film J’irai cracher sur vos tombes au cinéma Marboeuf. Il avait toujours dit qu’il n’aurait jamais quarante ans.

 

Une suite lyrique

Dès le début des années 70, alors que la France a connu une mini révolution avec mai 68, l’auteur déjà décédé connait enfin le succès qu’il mérite. Le compositeur russe Edison Denisov tire même un opéra de L’Écume des jours.
En 1999, le roman a également été adapté en spectacle et mis en scène par Nicolas Barrot, chorégraphe et danseur. Il y a du lyrisme dans l’écriture de Boris Vian. En 2013, Michel Gondry (Eternel Sunshine of a Spotless Mind) adapte le roman à l’écran, recréant à merveille l’univers fabuleusement absurde de Vian, avec Romain Duris et Audrey Tautou dans les rôles de Colin et Chloé.

 

 

source image nénuphar: heteroclaste