La Vie d’Adèle ou Le bleu est une couleur chaude ? Analyse

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La Vie d’Adèle – Chapitres 1 et 2, est un long métrage de Abdellatif Kechiche, sorti en 2013, porté par Léa Seydoux et  Adèle Exarchopoulos, révélation de l’époque. Récompensé par la Palme d’Or au Festival de Cannes 2013, il s’agit de l’adaptation d’un roman graphique français de Julie Maroh, publié en 2010 et intitulé « Le bleu est une couleur chaude ».

 

La Vie d’Adèle selon Kechiche

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Unanimement salué par la critique, La Vie d’Adèle n’a cependant pas totalement fait consensus auprès des spectateurs, divisés entre ceux criant au chef-d’œuvre et les autres, n’y voyant qu’une provocation gratuite et éminemment choquante. Retour sur cette œuvre complexe et profonde de 2013, censurée par l’association chrétienne « Promouvoir » pour ses rapports sexuels montrés à l’écran.

Cette fresque anthologique et sociale, divisée en deux chapitres, présente le parcours d’Adèle, de son adolescence à l’entrée dans la vie adulte. La Vie d’Adèle est connu pour la scène au milieu du film, longue d’une vingtaine de minutes, d’une grande intensité sexuelle, non censurée et dépourvue de faux-semblants. Pour ceux qui ont crié à la provocation, voire à la perversité, cette scène n’avait d’autre objectif que d’assouvir le désir vicieux d’un metteur en scène souvent controversé.

Deux parties distinctes et opposables

Léa Seydoux

Jeune femme perdue, en quête d’épanouissement, Adèle va découvrir la passion grâce au personnage d’Emma, incarnée par Léa Seydoux, plus sûre d’elle, qui va l’amener sur le chemin des expériences charnellesDe la découverte des premiers sentiments, de l’effervescence des premiers ébats sexuels, jusqu’à l’inévitable rupture, le metteur en scène suit l’évolution d’Adèle, qui se cherche et cherche sa place dans un monde en constante évolution. Les sentiments et l’admiration qu’elle porte à Emma se mêlent à son désarroi et à ses questionnements.

La première partie rythmée, charnelle, passionnée, hypnotise le spectateur qui va découvrir une  œuvre qui fera date dans le cinéma français. Kechiche rend hommage au roman graphique en donnant une place prépondérante à la couleur bleue, véritable étendard du long métrage. Les deux protagonistes principaux sont formidablement interprétés par deux actrices en vogue et pleines de talent : elles sont l’âme du film. Le premier chapitre de La Vie d’Adèle montre, de façon sauvage mais néanmoins innocente, la jeunesse actuelle en quête de sécurité . Celle-ci accepte, toutefois, les dangers inhérents à ce jeu des sentiments.

La seconde partie du long métrage plus adulte, plus responsable, présente les aventures d’une jeune femme à la recherche d’une situation professionnelle stable. Adèle s’éloigne de son amie. Elle retourne lentement au monde réel, tout en détruisant l’idéal amoureux et marque son engagement dans la vie adulte. Parce qu’Adèle souhaite devenir institutrice en classe de maternelle, la transmission, l’éducation, le partage, sont autant de vecteurs pour se retrouver, pour agir et avoir l’impression de faire quelque chose qui fait sens dans un environnement sociétal inquiétant. La Vie d’Adèle Chapitre 2 moins imagé, moins original, présente plus d’aspects sociétaux que de volets poétiques. La mise en scène concise et efficace permettra cependant au spectateur de surmonter les 3h de film et d’en sortir avec le sentiment d’avoir assisté à un film sur la recherche de soi, au sein d’une société en mutation.

Un film ancré dans notre génération qui fera toujours écho dans quelques décennies, conclu subtilement par une fin ouverte et pertinente. 

La Vie d’Adèle selon Maroh : lien avec le livre

Le bleu est une couleur chaude

Publié en mars 2010 chez Glénat, le roman graphique « Le bleu est une couleur chaude« , né des dessins de Julie Maroh, fut lauréat du Prix du public au festival d’Angoulême en 2011. Avec Skandalon, publié en 2013 par les éditions Glénat, ces deux ouvrages, bien que ne traitant pas du même thème, offrent une réflexion sur notre société contemporaine et ses interdits.

Une histoire bleue

Il s’agit de l’histoire de Clémentine (Adèle), racontée par elle, suivant une linéarité chronologique propre au journal intime, et intercalée de plusieurs retours à l’action présente, à savoir la focalisation d’Emma à la mort de Clémentine. De nombreux dialogues viennent ponctuer la narration, permettant l’introduction de temps de pause dans le récit.

La scène se passe à Lille, et débute en 1994. Il est question d’une jeune fille de quinze ans, présentée dès le début dans un cadre familial protégé qui, on le découvre par la suite, constitue le terreau d’un amour filial mêlé d’une incompréhension et d’une intolérance à l’homosexualité. Au début du récit, Clémentine ne connaît pas encore Emma, c’est donc mimétiquement à ses amies qu’elle se tourne vers Thomas, âgé de deux ans de plus qu’elle, et signifié par un tee-shirt aux tons bleus. On remarque assez vite que cette distinction ne s’opère jamais sur Clémentine – qui est pourtant le sujet de l’histoire –, mais sur les personnes qu’elle rencontre, et qui ont une influence sur elle. Presque immédiatement après avoir rencontré Thomas, Clémentine croise, dans la grisaille Lilloise, une jeune femme aux cheveux bleus. Aucune parole n’est prononcée, même la voix du Clémentine-narrateur se tait. Toute l’histoire future se construit alors dans un échange de regards et dans le traitement du graphisme, lequel reflète la focalisation de Clémentine-personnage, par le moyen de gros plan sur le visage d’Emma, puis sur ses yeux, sur ses lèvres, …

Un prologue écliptique

Le prologue du Bleu est une couleur chaude constitue en fait la fin de la narration. Le lecteur, dès la première page, sait dès lors qu’il est question d’une histoire d’amour, et que celle-ci prend fin avec la mort du narrateur. Les tons, volontairement nivelés du bleu au vert en passant par quelques rares teintes de jaune, demeurent à dominante grise, se faisant ainsi le reflet d’une profonde tristesse, mais d’une tristesse pudique, silencieuse, uniquement transmise par la médiation de la voix désincarnée de la lettre de Clémentine, et signifiée par le visage fermé d’Emma, et par son absence de parole. La bulle de douleur éclate seulement à la mention du nom de la morte : « signé…Clémentine« . Dès lors, un horizon d’attente se profile pour le lecteur, celui-ci comprend que la narration sera assumée par cette même Clémentine, en narrateur autodiégétique, au travers de son journal intime, et qu’il prendra fin à sa mort, dans un processus cyclique du récit lové sur lui-même.

Vers un roman d’initiation

A l’instant où le récit bascule analéptiquement, le graphisme lui-même subit un renversement, lequel fait écho à la lettre de Clémentine, ainsi qu’au titre :

 

[…] il y a là tous mes souvenirs d’ado’ teinté de bleu

bleu encre

bleu azur

bleu marine

bleu klein

bleu cyan

bleu outremer

Le bleu est devenu un couleur chaude.

 

Le traitement de la couleur évolue alors dans un sépia uniquement contrasté par des tons bleus glissés ça et là dans le récit. Il s’agit ainsi d’une narration ayant pour fil directeur une unité chromatique et thématique : le bleu et la liaison amoureuse, que l’on retrouve dans l’adaptation La Vie d’Adèle.

Le Bleu est une couleur chaude, c’est l’histoire d’un amour vacillant, hésitant, qui prend peu à peu de l’assurance, dans ses silences et ses regards. C’est aussi l’histoire d’un rejet, celui des parents de Clémentine, de certaines de ses amies, et d’une prise de position dans le contexte culturel et politique du moment : désir de s’aimer, mais aussi de s’affirmer en soi, tel que l’on est et que l’on doit être accepté. Le roman graphique parvient ainsi, au moyen d’une sobriété des teintes choisies et de la médiation du journal intime de Clémentine, à exprimer une histoire tendre, pudique, et à mettre en valeur un quotidien invisible.

 

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Si La Vie d’Adèle ne correspond pas, dans le traitement de l’histoire, intégralement au roman graphique de Maroh, c’est que Kechiche a souhaité une adaptation libre, émancipée de  l’œuvre d’origine. Pourtant, si les fins divergent, si les personnages ne se correspondent pas, si l’histoire d’amour entre les deux femmes connaît des métamorphoses, les deux œuvres conservent en commun ce que Robbe-Grillet appelait dans son article Une Voie pour un roman futur (1956) :

 Ces fragments de réalité brute, que le récit cinématographique ne peut s’empêcher de nous livrer à son insu, [qui] nous frappent à ce point, alors que des scènes identiques, dans la vie courante, ne suffiraient pas à nous sortir de notre aveuglement.

 

Ces œuvres correspondent ainsi à un éveil du lecteur-spectateur, un éveil non seulement au sentiment amoureux, à l’Autre, à la vie adulte, mais surtout à une réalité banale, inconsciemment perçue, qui est ici révélée.

Article écrit par Aubin et Julie Madiot