Au-delà des montagnes de Jia Zhang-Ke [Critique]

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A l’heure des gros blockbusters, le dernier film de Jia Zhang-Ke, toujours en salles, nous fait voyager plus loin que jamais.

(Pour lire cet article, je vous donne ici une des musiques du film. Vous pouvez l’écoutez en lisant, ou juste pour vous détendre, ou la réécouter après avoir vu le film.)

Ca y est, vous avez vu Star Wars VII et The Hateful Eights. Et vous ne savez plus quoi faire. Vous pensez que tous les films que les multiplexes vous proposent seront désormais fades et sans saveurs. Détrompez-vous, de très bons films sont toujours à l’affiche, comme Mountains May Depart. En salles en France depuis le 23 décembre, alors que tout le monde était occupé à se demander ce qu’il allait avoir comme cadeaux, Jia Zhang-Ke nous offrait ce très beau film. On l’avait mentionné dans la liste des films à l’affiche pour Noël. Il était d’ailleurs en sélection officielle au Festival de Cannes 2015. Il en est reparti bredouille, mais on pardonnera ça au jury.

Le film se déroule sur 3 époques différentes.

1999. Deux hommes, Jinsheng et Liangzi sont amoureux de la jeune et belle Tao. Le premier est un riche entrepreneur alors que le second est ouvrier. L’équilibre formé par ce trio amoureux ne va pas marcher et Liangzi est écarté.
2014. Jinsheng et Tao ont divorcé. Leur enfant part rejoindre son père en Australie. Liangzi est malade, et sa femme vient demander de l’aide à Tao.
2025. Dollar, le fils de Jinsheng et Tao, se dispute avec son père. Il tombe amoureux de Jianmia, et veut aller rejoindre sa mère.

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Passé, présent et futur. En étalant son histoire sur deux générations, Jia Zhang-Ke parle de son pays, la Chine, et de la mutation profonde qu’elle connaît, à travers la situation de ses habitants issus de diverses classes sociales. Prendre plusieurs époques comme toile de fond lui permet d’englober la situation, d’être quelque part plus objectif et de nous montrer qu’un instant de vie n’est pas immuable. Le temps qui passe modifie notre perception des choses sur le long terme. Par exemple à la question « fallait-il que Tao aille avec Jinsheng ? « , le temps répond non, puisqu’ils divorcent 15 ans plus tard. Cela permet aussi une peinture plus précise de la Chine. On assiste à une fracture de la société chinoise, divisée entre cantonais et mandarins, notamment à cause de la barrière de la langue. Dans le film, en écoutant la chanson Take Care (que normalement vous écoutez si vous avez suivi mes conseils) de la chanteuse cantonaise Sally Yeh, Tao dit qu’elle ne comprend pas la chanson. Cette fracture va s’agrandir (passant du ratio 1,33 à 1,85 jusq’au 2,35) jusqu’à s’internationaliser : dans la 3ème partie, en 2025, le jeune Dollar, parlant couramment anglais, ne parle pas chinois. Il reprend des cours de chinois et doit utiliser Google Traduction pour parler avec son propre père de ses envies, de ses questionnements, de ses choix. Et il n’est pas le seul dans cette situation, Plusieurs jeunes ne maîtrisent même pas la langue de leur pays natal, ce qui débouche sur une perte identitaire. Cette dernière apparaît de manière d’autant plus tragique que, dès la scène d’ouverture, on sait que l’idéal chinois est -ou était- le groupe, le commun, hérité du communisme de Mao. Le film s’ouvre sur une scène de danse commune sur la chanson Go West des Pet Shop Boys.


C’est dans cette ouverture qu’on sent toute la mélancolie du réalisateur envers une époque, mais surtout envers les gens. Les comédiens sont filmés d’une manière quasi-parfaite, dans un mélange de subjectivité-objectivité. Quand il filme Dollar regarder la mer, on est Dollar. Quand on voit Liangzi affaibli, on est Liangzi. Le meilleur exemple de la beauté du film réside pour moi dans le personnage de Jinsheng qui apparaissait comme un riche crâneur capricieux. Dans la première partie, il est jaloux maladif de Liangzi, et en vient presque à vouloir le tuer. Il dit à Tao cette phrase sublime : « Tu me tyrannises ». Dans la dernière partie, il est devenu un vieux père grincheux, qui ne comprend pas son fils et l’empêche de faire ce qu’il veut. Comme il ne parle pas la même langue, c’est par un traducteur qu’il se parleront, et la scène est déchirante. Dans les deux parties, Jinsheng aurait pu être le stéréotype du méchant, mais il n’en est rien. C’est un être fragile, qui se protège et qui se défend. La justesse de ce personnage vient à la fois du comédien et de la mise en scène.

Au-delà des Montagnes

Ce n’est pas le seul comédien qui brille. Ils sont tous excellents. Si vous n’êtes pas habitué au jeu asiatique, vous serez surpris par des visages qui vous sembleront impassibles. Tout au contraire, le jeu est d’une extrême finesse. La réaction de Jiangma lorsque Dollar l’embrasse est exemplaire. C’est que Jia Zhang-Ke laisse le temps à ses acteurs de jouer, vraiment, d’un jeu puissant et juste. Si vous venez de voir l’un des deux blockbusters du moment, vous risquez d’avoir un choc. Le film vous paraîtra lent. Il n’en est rien, car il se dégage de chacun de ses plans une force presque mystique, qui rappelle un peu ce qu’il pouvait y avoir dans les anciens films d’Iñárritu, comme 21 grammes, Babel ou Biutfiul. Les deux réalisateurs filment en fait des personnages qui se cherchent, et qui cherchent un sens à leur vie. Ce n’est pas autre chose que font les personnages de Jia Zhang-Ke. C’est un film où l’on apprend que la vie est faite d’événements et de choix, et que nous devons tout de même avancer. C’est ce que signifie le titre. Originellement, le titre chinois signifie quelque chose comme « Les amis sont comme les montagnes, ils sont immuables dans leur relation. » Cela se retrouve dans le titre anglais, Moutains May Depart, Qu’importe que les montagnes changent, nous résisterons.

Résister, c’est résister aux temps, et aux conséquences de nos actes. Ce qui résiste dans le film, c’est le passé. Le passé se manifeste de plusieurs manières. La ville de Fenyang semble résister au temps qui passe et à ses difficultés économiques. Les bâtiments décrépis restent. Ce qui résiste, ce sont les traditions. Le Nouvel An ou bien les raviolis. Ou bien encore les cérémonies de mariage ou d’enterrement. La tradition permet de faire résister la famille, et les liens qui unissent chacun des personnages. La famille, ce sont les personnes avec qui on a un lien très fort, qui ne pourra jamais se briser. C’est très rare qu’un réalisateur film quelque chose d’invisible, les liens entre les personnes. C’est précieux. Allez voir Mountain May Depart.

 

Alexandre Léaud

 


Au-delà des montagnes (Shan He Gu Ren) (Mountains May Depart). Chine, France, Japon. 2015. Réalisation Jia Zhang-ke Scénario Jia Zhang-ke Image Yu Lik-wai Décors Wang Yong Costumes Li Hua Son Zhang Yang Montage Matthieu Laclau Musique Yoshihiro Hanno Producteurs Shozo Ichiyama, Nathanaël Karmitz, Jia Zhang-ke, Ren Zhonglun Production Office Kitano, MK Productions, XStream Pictures, Shanghai Filmgroup Corporation Interprétation Zhao Tao (Tao), Zhang Yi (Zhan Jinsheng), Liang Jindong (Liangzi), Dong Zijian (Dollar), Sylvia Chang (Mia), Han Sanming (l’ami de Liangzi) Distributeur Ad Vitam Date de sortie 23 décembre 2015 Durée 2h11